Sur les marchés, la valorisation elle vient désormais d’en haut, d’une opinion unique… et cela a de profondes répercussions sur la valeur et sur la monnaie servant à mesurer cette valeur.
Citons André Orléan en préambule :
« Loin d’être le lieu passif d’un déchiffrement attentif de l’économie de façon à rendre publique la valeur fondamentale, les marchés boursiers y sont le siège d’une dynamique collective d’opinions visant à faire émerger une conception partagée de l’évolution économique future.
Il s’agit d’un processus complexe d’interactions entre investisseurs conduisant à produire une croyance commune, ce qu’on appellera une ‘convention financière’. »
Mon innovation consiste à considérer que le temps de la finance conventionnelle décrite ci-dessus est dépassé. Je pars de l’idée que l’hypothèse d’un marché où s’élaborerait cette croyance commune ne reflète plus la réalité.
Il n’y a plus de marchés boursiers qui seraient le siège d’une dynamique collective d’opinions visant à faire émerger une conception partagée de l’évolution économique future.
Non, il n’y a qu’un espace qui a l’allure d’un marché mais qui n’en est pas un ; il n’y a pas de dynamique collective d’opinions contradictoires, il n’y a qu’une opinion, qu’un sens. Nous sommes dans l’unilatéralisme.
Dieu habite désormais au 33 Liberty Street à New York…
… Dans les bureaux confortables de la Réserve fédérale américaine.
Divine alchimie
Ce que l’on continue d’appeler « marché » est un lieu où la monnaie tombée du ciel se transforme en quasi-monnaie.
Les marchés sont des lieux, des espaces magiques – ou plutôt alchimiques – de transformation de la monnaie, comme l’étaient auparavant les banques.
Les marchés sont arrosés de monnaie banque centrale ou bancaire, qu’ils transforment en monnaie de marchés, actions, obligation, dérivés, crédit – auxquels sont attachés des billets de loterie.
De la même façon que les banques émettent de la monnaie scripturale, les marchés reçoivent de l’argent banque centrale, étatique ou bancaire, et ils émettent leur monnaie, une monnaie de marché.
Cette monnaie de marché est opaque et marquée par l’incertitude, ce qui permet le développement des phénomènes de jeu… surtout quand le tirage des jeux, c’est-à-dire le tirage des gros lots ou des pertes, est sans cesse différé comme c’est le cas à notre époque.
Comme le dit sans cesse la Fed, tout cela va durer très longtemps.
Frivolité
Les marchés produisent de la quasi-monnaie : des bestioles monétaires qui ont été libérées du poids de l’économie réelle.
On y verse son argent et on y reçoit un billet de même nature monétaire mais très variable, très instable, très frivole.
L’économie réelle n’intervient que comme une martingale du jeu, plus ou moins magique, puisque cela marche ou cela ne marche pas ! L’économie réelle peut guider, mais elle peut aussi tromper. En ce moment, elle trompe beaucoup. C’est un simulacre pour dissimuler la nature post-moderne de ces pseudo-marchés.
La question de l’objectivité des marchés, de la valeur fondamentale ou même de la valeur conventionnelle qui seraient produites par le marché lui-même a toujours été une farce, un attrape-nigaud.
Comment pourrait-il y avoir une valeur intrinsèque ou une valeur conventionnelle pour un actif financier dès lors que le prix de cet actif est toujours exprimé en monnaie ?
Une valeur ou un prix, c’est une équivalence – et cette équivalence a toujours deux termes : V ou P= M, M étant ce en quoi toutes les valeurs et tous les prix s’expriment, la monnaie.
Il y a toujours une faille
C’est la grande faille de toutes les théories financières et de toutes les conceptions qui partent aussi bien de l’économie réelle que du marché et de ses conventions : il y a toujours une faille. Une fuite dans la logique des raisonnements.
Il y a toujours l’éléphant rose dans la pièce que personne ne voit : c’est la réalité incontournable que toutes ces valorisations sont faites à partir de quelque chose d’extérieur aussi bien au marché qu’à l’économie réelle. L’éléphant rose, c’est la monnaie.
La myopie financière qui est également la myopie institutionnelle en général ne voit dans l’équivalence V ou P=M que l’expression de la valeur ou du prix d’un actif financier. La démarche scientifique nous dit que c’est une erreur : l’équivalence doit être observée dans son entier, c’est-à-dire comme (V ou P= M).
L’équivalence nous en dit autant sur V ou P que sur M et réciproquement. Peut-être que finalement cette équivalence nous renseigne sur la valeur de… M, sa valeur à long terme.
Cela implique que peut-être, à certains moments, la production colossale de monnaie fait basculer le sens de lecture de l’équivalence – et qu’à partir d’un certain stade, celui qui voit juste est non pas celui la lit comme tout le monde mais celui qui la lit à l’envers, c’est-à-dire M=V ou P.
C’est une vieille idée que j’ai, selon laquelle divers systèmes monétaires coexistent avec des monnaies très différentes et très divergentes. Il y a par exemple un dollar domestique américain et un dollar extérieur, un dollar financier et un dollar biens de consommation, un dollar travail et un dollar investissement, etc. Un peu comme on l’a vu avec la monnaie allemande du temps des nazis.
Un jour, tout cela se révèlera : un dollar ici n’est pas un dollar là !
C’est une autre manière de dire que quand on dévalue la monnaie, quand on la « désancre », alors les valeurs boursières n’ont plus vraiment de sens et d’objectivité – que ce soit en regard de l’économie ou en regard des conventions de marchés : tout cela est produit par la dévaluation.
Symétriquement les valeurs boursières expriment autre chose qu’elles-mêmes, elles expriment autre chose qui ne peut être que la valeur future de la monnaie, sa dépréciation.
Note importante : ce texte, tout comme celui d’hier, constitue le prolongement d’une réflexion qui m’ a été inspirée par la relecture des travaux de l’économiste André Orléan sur la notion de valeur sous l’angle nouveau de l’activisme des banques centrales. Cet activisme condamne les conceptions anciennes de la valeur financière. Certains emprunts sont des hommages à la clarté de ses formulations. La conception que j’y expose est la mienne.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]