Même si des médias occidentaux s’affolent des déclarations de dirigeants anglo-saxons annonçant une invasion prochaine de l’Ukraine par la Russie, cette guerre n’aurait pas beaucoup d’intérêt pour le Kremlin.
Le rouleau compresseur du narratif américain ne dévie pas d’un degré depuis fin novembre : la Russie masse des troupes aux frontières de l’Ukraine, et s’apprête soit à envahir ce pays et à renverser le pouvoir pro-occidental, pro-OTAN, qui siège à Kiev, soit à s’emparer des deux régions russophones de l’est du pays.
Ces dernières semaines, les porte-paroles de Washington et Londres ont même commencé à préciser les délais. Cela serait pour les « 48 à 72 prochaines heures », selon certains. La date d’aujourd’hui, 16 février, a même été précisée à plusieurs reprises.
Moscou, qui n’a jamais réussi à contrôler plus de la moitié de l’Afghanistan (650 000 km2 et 11 à 14 millions d’habitants à l’époque) ambitionnerait de conquérir la totalité du territoire ukrainien (603 000 km2 et 45 millions d’habitants), à commencer par sa capitale ?
Une petite balade à travers la plaine
Kiev n’est en effet qu’à 250 km de la frontière russe, c’est-à-dire à 5 heures de balade en char, à travers de vastes plaines qui seront d’autant plus roulantes au cœur de l’hiver si elles sont bien glacées, comme ça limiterait le risque d’enlisement (vous l’aurez deviné, ce paragraphe, c’est du second degré).
Un proche de Boris Johnson a déclaré qu’il s’attendait à une déferlante de chars à la soviétique, façon Blitzkrieg, et un proche de Biden renchérissait : « Poutine prépare une invasion imminente. »
A se demander si l’OTAN n’en rêve pas pour faire étalage de sa capacité de riposte… économique.
Parce qu’en ce qui concerne le volet purement militaire, les Occidentaux n’ont pas grand-chose à mettre en face. Bien conscient de cette lacune, Washington vient d’annoncer l’envoi de 3 000 soldats américains en Roumanie et en Pologne, à la frontière de l’Ukraine, deux pays qui aux dernières nouvelles ne constituent pas encore des Etats américains. Mais là, personne ne proteste, puisque les américains, « c’est les gentils » !
En revanche, si Poutine fait se déplacer des troupes russes sur son propre territoire, le long de ses propres frontières, là c’est une manifestation d’hostilité et le signe clair qu’il prépare la prise de Kiev.
De façon assez étrange, Poutine ne cesse de faire étalage de toute son incompétence en matière de géographie.
Il a massé ses troupes du nord-est de l’Ukraine (à 50 km de Kharkiv, métropole de 1,5 million d’habitants, dont 70% de russe contre 25% en moyenne dans cette région) et au sud-est (à 800 km de Kiev), aux frontières avec les régions sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk (région minière du Donbass), au lieu de positionner la moitié ses divisions à l’extrême ouest de la Russie. Cela lui aurait pourtant permis de prendre la capitale ukrainienne en tenaille, couper l’Ukraine en deux, et de parer une contre-attaque terrestre partie de Pologne ou de Roumanie.
Le coût de la guerre
Mais les occidentaux qui viennent de dépêcher quelques unités dans ces deux pays sont-ils vraiment prêts à s’engager dans un conflit pour défendre la souveraineté ukrainienne ? C’est-à-dire participer à une vaste guerre de plusieurs mois, voire plusieurs années, entraînant des dizaines, voire des centaines, de milliers de morts civils ?
Ce serait totalement inacceptable, aussi bien pour l’opinion publique occidentale que pour le citoyen russe qui ne se sent pas très différent d’un ukrainien (la réciproque étant beaucoup moins évidente).
Pour l’Europe, ce serait aussi l’assurance de se voir privée du gaz russe transitant par l’Ukraine. D’où une flambée probable des coûts énergétiques, avec par exemple une Autriche complètement à l’arrêt faute de gaz et, pour Kiev, la disparition de sa principale source de revenus à l’export.
Mais que dire des pertes de recettes pour la Russie, pour potentiellement de très longues années, sans parler des sanctions économiques et technologiques ?
La seconde hypothèse brandie par Washington, c’est que la Russie s’efforcera de prendre le contrôle du Donbass (Louhansk et Donetsk) avant leur annexion, sur le modèle de la Crimée en 2014.
Là encore, cela occasionnerait des combats sanglants durant des mois, avec l’instauration d’une interminable guérilla (avec son lot de sabotages et de bombardements à l’aveugle, comme de 2014 à 2020) dans des territoires qui finiraient dévastés.
Quel gain pour la Russie ?
Or les deux oblasts (régions) du Donbass (et Kharkiv au nord ne vaut guère mieux) affichent des standards de niveau de vie déjà très inférieurs à ce qui prévaut de l’autre côté de la frontière, côté Russie.
Cela reviendrait – en imaginant que les outils de production restent intacts – à intégrer une Allemagne de l’Est en faillite des années 1990, mais sans les marges de manœuvre budgétaires d’une Allemagne de l’Ouest richissime, capable en quelques années de revivifier industriellement cette zone en jachère économique depuis des décennies.
Alors imaginez la même zone ruinée par des mois et des années de guerre civile de haute intensité. La Russie n’aurait aucun moyen de redresser ces deux oblasts qui ont peu progressé depuis l’ère soviétique et qui comptent parmi les plus pauvres d’Europe… tout comme les 22 autres (ou 21, si Moscou décide de sécuriser la population russe de Kharkiv), contrôlés par Kiev.
La réalité, c’est que la Russie n’a aucun intérêt à lancer une guerre de conquête territoriale et elle ne le fera que si Kiev franchit la « ligne rouge » que tout le monde connaît depuis mi-février 2014 : adhérer à l’OTAN et permettre ainsi aux américains d’installer des bases (de missiles ou de bombardiers) à la frontière sud-ouest de la Russie, à 500 km de Moscou, façon Cuba à la mi-octobre 1962.
La Chine a mis l’Occident en garde contre une initiative qui déstabiliserait la région. Ce qui ne manque pas de sel, puisque Pékin multiplie depuis 18 mois les provocations et les violations de l’espace maritime et aérien taïwanais.
Les médias occidentaux ne mettent en avant que les préparatifs d’une invasion (et à peine la désescalade, surtout du côté anglo-saxon), alors que la Russie tente en vain de faire aboutir deux projets de traités – l’un avec les États-Unis, l’autre avec l’OTAN – afin d’obtenir leur engagement à respecter un principe de neutralité de l’Ukraine (sur le modèle finlandais).
Ce projet reste officiellement inacceptable, puisque cela constitue une réplique de l’influence oppressante, voire humiliante, de la Chine sur Taïwan ou de la Syrie sur le Liban… Du point de vue des mêmes américains qui gardent la haute main sur le Japon, la Corée du Sud, le Qatar, le Panama, le Kosovo ou le Danemark (qui collabore activement avec la NSA pour l’espionnage de ses alliés européens).
Mais là, ce n’est pas pareil, parce que les américains, une nouvelle fois… « c’est les gentils ».
Mais, en termes de présence et de menace potentielle, la Russie n’a qu’un léger handicap de 740 bases à l’étranger à combler sur les Etats-Unis. C’est pourquoi il a semblé urgent de tenter de déstabiliser le Kazakhstan en début d’année, afin de réduire une présence russe envahissante en Asie centrale.
A suivre…
[NDLR : cet article a été originellement publié dans le numéro mensuel de février de La Lettre des Affranchis. Vous pouvez retrouver plus d’informations sur cette publication et comment s’y abonner en cliquant ici.]
1 commentaire
Mais si les USA la veule pour reprendre le contrôle de l’Europe qui présente quelques signes de non soumission totale. Mais évidemment sans y prendre part, que les Ukrainiens y perdent tout les satisfait.
De l’avis de tout le monde (y compris d’elle-même) Taïwan est partie intégrante de la Chine, c’est nouveau un pays qui viole son propre espace maritime et aérien, comme il est nouveau que l’espace de contrôle devienne l’espace national