Derrière les justifications théoriques et les modèles économiques anciens se cache une réalité bien plus complexe, marquée par l’arbitraire politique, l’ignorance des signaux du marché et le coût bien réel supporté par les consommateurs.
Peter Schiff, célèbre pour ses ouvrages et ses podcasts sur la finance sous un angle libéral, a récemment débattu avec Spencer Morrison, un auteur partisan des tarifs douaniers, sur le site zerohedge.com à propos des droits de douane imposés par Donald Trump.
Peter Schiff a soutenu que les tarifs nuisent aux consommateurs américains et que, contrairement au narratif protectionniste habituel selon lequel les déficits commerciaux nuiraient aux travailleurs américains et aux industries exportatrices, ce sont en réalité les Américains qui tirent avantage des producteurs étrangers.
Il a très justement fait remarquer que les Etats-Unis vivent largement au-dessus de leurs moyens, en partie grâce à leur capacité unique à exporter des bons du Trésor libellés en dollars (le principal actif de réserve à l’échelle internationale depuis que le président Nixon a mis fin en 1971 à la convertibilité du dollar en l’or) en échange de biens et services, et parce que la valeur réelle de ces dettes ne cesse de se déprécier en raison de la création monétaire continue.
Peter Schiff a également souligné que les statistiques relatives aux flux de capitaux vont directement à l’encontre de la marotte protectionniste, répétée par Morrison tout au long du débat, selon laquelle Wall Street exporterait l’épargne américaine pour développer des industries à l’étranger, au détriment des travailleurs américains.
Au contraire, l’existence même d’un déficit commercial implique nécessairement qu’un surplus d’épargne étrangère afflue vers les États-Unis. Par définition, l’existence d’un déficit commercial signifie qu’une part des revenus excédentaires des étrangers est investie ou dépensée sur le territoire des Etats-Unis, plutôt que dépensée en importations de biens et services américains. La position extérieure nette des Etats-Unis, déjà négative et en chute libre, quantifie à quel point cet afflux de revenus en dollars de sources étrangères vers l’économie américaine a été massif.
A cet égard, le sujet des tarifs douaniers aurait pu être davantage développé. Dans un précédent article expliquant pourquoi les tarifs ne permettront pas de réindustrialiser l’Amérique, j’ai souligné que le pays se désindustrialise malgré ces entrées de capitaux, car le taux d’épargne net s’est effondré depuis le milieu des années 1960. Toute mesure visant à éliminer les déficits commerciaux, sans remédier à la pénurie d’épargne domestique, conduira à éliminer ce qu’il reste, c’est-à-dire bien peu, de la capacité déjà fragile de l’Amérique à développer son appareil productif.
Dans un autre article, j’ai souligné que les tarifs ne sauveront pas non plus le dollar américain, car les Etats membres des BRICS ont déjà mis en place leurs propres organismes de règlement des paiements internationaux et travaillent à la création d’un nouvel actif de réserve partiellement adossé à l’or, comme alternative aux bons du Trésor américain, jugés trop risqués. Les BRICS sont sur le point de s’émanciper du dollar et de former leur propre bloc monétaire concurrent.
Il s’agirait d’une rupture radicale dans l’organisation du commerce et des flux de capitaux à l’échelle mondiale, comme nous n’en a plus vu depuis le début des années 1930. Bien que les économistes ne puissent pas quantifier avec précision les dégâts qu’une politique tarifaire particulière pourrait causer, les précédents historiques indiquent un risque sérieux que l’avenir soit sombre pour le monde entier si un scénario de désintégration de la division internationale du travail venait à se réaliser.
Bien que Peter Schiff et Spencer Morrison ne se soient pas aventurés plus loin sur ce terrain, Morrison a tenté de défendre les tarifs de Trump, en invoquant une théorie formulée à l’origine par l’économiste britannique Robert Torrens au début du XIXe siècle, popularisée ensuite par John Stuart Mill, puis développée par plusieurs économistes du XXe siècle. Cette « théorie des droits de douane optimaux » soutient que le surcoût que les tarifs douaniers font peser sur les consommateurs, ainsi que la perte de productivité qu’ils engendrent (du fait d’une moindre spécialisation des producteurs en fonction de leurs avantages comparatifs au travers du commerce international), peuvent – dans certaines conditions – être plus que compensés par les recettes ponctionnées sur les producteurs des pays étrangers.
L’idée de base est la suivante : si la pente de la courbe de demande intérieure est relativement plate (c’est-à-dire que le volume de demande est peu sensible au niveau des prix) et que la pente de la courbe d’offre mondiale est inclinée (c’est-à-dire que l’offre est au contraire relativement sensible au niveau des prix), alors une taxe douanière provoquerait une hausse modérée des prix sur le marché domestique et une baisse limitée de la demande nationale. Dans le même temps, l’écart entre le prix TTC (droits de douane inclus) payé par les consommateurs nationaux et le prix HT reçu par les producteurs étrangers serait significatif.
Si la courbe d’offre est fortement inclinée, alors l’imposition de tarifs douaniers pourrait faire baisser les prix à l’export des producteurs internationaux, améliorant ainsi les termes de l’échange (c’est-à-dire le ratio de l’indice des prix à l’exportation sur l’indice des prix à l’importation) pour le pays importateur.
Si cet écart de prix est suffisamment grand et que les quantités importées ne chutent pas excessivement, alors les recettes fiscales générées pourraient dépasser le coût supplémentaire supporté par les consommateurs. Elles pourraient même compenser la perte de productivité liée au redéploiement des facteurs de production des industries d’exportation plus efficaces vers la production pour le marché national. La théorie de Torrens semble justifier le recours aux tarifs douaniers, au profit du pays qui les applique et au détriment des autres.
Alors, où est le problème avec cette théorie ?
Peter Schiff n’a pas répondu en détail à cet argument. Pourtant, il est truffé d’erreurs. Malheureusement, Spencer Morrison n’a pas pris la peine d’énoncer clairement les hypothèses spécifiques sur lesquelles repose cette théorie. Il s’est plutôt attaqué aux hypothèses complémentaires formulées par un contemporain de Robert Torrens, David Ricardo, défenseur du libre-échange, célèbre pour avoir formulé le principe des avantages comparatifs. Un examen rapide des principes sous-jacents de l’analyse de Robert Torrens permet toutefois de mettre en lumière les failles de son raisonnement.
Comme les théories d’autres économistes classiques britanniques, y compris celles de Ricardo et de son célèbre prédécesseur Adam Smith, la théorie de Torrens se focalise excessivement sur la richesse agrégée des nations (et parfois à celle de certaines classes sociales à l’intérieur des nations). Cela se fait au détriment de la prise en compte du caractère subjectif de la valeur pour chaque individu, comme l’a mis en avant plus tard l’École autrichienne dans son analyse des phénomènes de marché. Ces lacunes sont à l’origine de quatre problèmes majeurs dans l’application de la théorie de Torrens pour justifier les tarifs douaniers de Trump.
Premièrement, la subjectivité de la valeur signifie que chaque agent économique ne connaît réellement que sa propre contribution personnelle aux courbes d’offre et de demande d’un bien ou service donné.
Ni Trump ni son équipe ne peuvent connaître l’équation exacte de toutes les courbes d’offre et de demande, qui portent sur des milliers de produits importés différents et sont en constante évolution. Ils ne peuvent observer qu’un seul point spécifique sur chaque courbe, à savoir les prix d’équilibre et les quantités échangées révélés par les transactions réalisées sur le marché à un moment précis, avant que de nouvelles données ne viennent encore modifier les prix d’équilibre. Toute tentative de manipulation des échanges via des tarifs douaniers repose donc sur une ignorance fondamentale du caractère décentralisé des informations qui structurent l’ordre économique spontané.
Murray Rothbard a souligné que seule l’action concrète d’un individu, en l’occurrence sa participation à un échange volontaire sur le marché, peut révéler quelles sont ses véritables préférences. Le fait que ces préférences évoluent constamment dans le temps implique que l’ensemble des autres points des courbes d’offre et de demande, à un moment donné, ne peuvent être découverts par les économistes au travers de l’observation des transactions réalisées sur le marché. Ainsi, puisque les courbes d’offre et de demande sont nécessairement inconnues, comment un décideur politique pourrait-il prétendre connaitre le niveau optimal des tarifs douaniers ?
Deuxièmement, un calcul distinct est nécessaire selon Robert Torrens pour chaque type d’importation et, dans le meilleur des cas, ce calcul n’est valable que tant que les données pertinentes relatives aux courbes d’offre et de demande ne changent pas. Or ces données évoluent nécessairement au fil du temps.
Pire encore, tout projet de production commence généralement par la décision d’un entrepreneur d’investir sur le long terme dans la production d’un bien ou service donné, ce qui affecte simultanément une multitude de courbes successives d’offre future pour ce bien. Même si elles étaient connues des politiciens ayant le pouvoir de fixer le niveau des tarifs douaniers, les statistiques relatives aux courbes d’offre et de demande sont parfaitement inutiles pour chercher à optimiser le niveau des tarifs douaniers dans un monde en constante mutation, et tout aussi inutiles pour permettre aux entrepreneurs et aux politiciens d’anticiper mutuellement leurs actions futures.
Troisièmement, un droit de douane optimal calculé à l’aide de la théorie de Torrens serait indifférent au pays d’origine du produit importé et ne serait valable que de manière temporaire et spécifique à chaque bien. A l’inverse, la politique tarifaire de Trump impose un taux unique sur une variété de biens différents, des taux différents sur des biens identiques en fonction de leur pays d’origine, et des taux sectoriels ou spécifiques à différents pays dictés par des caprices politiques. Tout cela contredit totalement les principes posés par la théorie de Torrens.
Le taux plancher de 10 % imposé sur l’ensemble des importations (y compris, de façon absurde, aux importations en réalité inexistantes en provenance du Territoire des îles Heard-et-MacDonald, un endroit couvert de glace, parsemé de quelques touffes de mousses et de lichens, et uniquement habité par des phoques et des manchots qui, à notre connaissance, ne participent à aucun échange économique volontaire) contredit clairement la théorie Torrens selon laquelle il existe un taux optimum spécifique à chaque produit, indépendamment de son pays d’origine. En effet, certains biens auront toujours des courbes d’offre et de demande inadaptées par rapport à un taux de droit de douane universel. De la même manière, les droits de douane prohibitifs imposés sur les importations de nombreux biens en provenance de Chine ne peuvent en aucun cas être considérés comme « optimaux » sur la base de la théorie de Torrens. Quoi qu’essaient de faire Trump et son équipe, ils n’appliquent certainement pas les principes de Torrens.
Quatrièmement, la théorie de Torrens confond à tort les intérêts des contribuables avec ceux des bénéficiaires de l’impôt, étant donné qu’il raisonne en termes d’agrégat à l’échelle nationale. L’Etat ne sera jamais contraint de compenser intégralement un contribuable donné à l’aide des recettes qu’il lui a extorqué de l’autre main. Le transfert de la charge fiscale vers les producteurs étrangers, par le biais d’un changement dans les termes de l’échange, peut dans certains cas atténuer les surcoûts que les tarifs douaniers infligent aux Américains, mais ces surcoûts ne seront jamais complètement éliminés. De plus, un tel transfert de la charge fiscale ne résout en rien le problème du pouvoir excessif que le gouvernement américain exerce sur son propre peuple.
Si l’on veut réellement optimiser les taux de droits de douane dans l’intérêt des travailleurs Américains, la théorie des droits de douane optimaux ne nous est d’aucune utilité. Il faut plutôt se tourner vers le principe des avantages comparatifs, que Ludwig von Mises a reformulé sous la forme d’un axiome de coopération économique plus général. Ludwig von Mises a pleinement pris en compte la mobilité du travail et du capital, et a montré, grâce à son analyse à l’échelle des individus, que seuls quelques privilégiés, à savoir l’Etat et les cartels nationaux, peuvent tirer profit des tarifs douaniers. Pour tous les Américains qui gagnent honnêtement leur vie, la conclusion qui s’impose est que le seul niveau optimal de tarif douanier est un taux nul.
Article traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en anglais ici.