La « Théorie du Méchant » simplifie le monde à l’extrême… mais quand on creuse un peu, les choses ne sont plus aussi claires.
La Théorie du Méchant (TDM) est de retour dans l’actualité cette semaine. Elle a été utilisée pour justifier l’assassinat de Qassem Soleimani.
Le secrétaire d’Etat US Mike Pompeo – parlant d’une voix monocorde comme s’il avait été possédé par des zombies – a expliqué cela en ces termes :
« C’était un méchant… nous l’avons éliminé du terrain de jeu… Le monde est très clairement plus sûr. »
A la Chronique, nous parlons d’argent… pas de politique étrangère. Mais rien ne nous semble « très clair ». Le mieux que nous puissions faire, c’est « flou ». Mais comme nous le disons souvent, lorsque la monnaie tourne mal, tout le reste ou presque tourne mal aussi – y compris la politique étrangère.
C’est en tout cas notre hypothèse floue. La fausse monnaie corrompt toute la société. Cela pousse le secrétaire d’Etat US, par exemple, à penser qu’une zone de guerre est « un terrain de jeu ». Et cela transforme le président élu de ce qui est censé être une démocratie pacifique en bourreau et assassin.
Ce n’est pas que M. Soleimani ne le méritait pas. Mais comment le savoir ?
Une affaire sérieuse
Tuer des gens est une affaire sérieuse. La Constitution américaine exige l’approbation officielle du Congrès avant que les Etats-Unis entrent guerre. Les politiciens doivent aussi trouver un vrai financement. Si l’on part en guerre, après tout, on va devoir faire des sacrifices.
Dans un contexte civil, tuer des gens n’est pas facile non plus. Un accusé a généralement droit à un procès avant d’être condamné à mort. On fait appel à des témoins. Les preuves sont examinées par un jury. Souvent, un verdict qui semblait certain au début du procès est renversé avant la fin.
La TDM, en revanche, affirme qu’il n’y a pas besoin de déclaration de guerre. Ni de procès. Pas besoin qu’un jury délibère. Pas besoin de présenter de témoins. Pas besoin de juge pour présider.
Si le président pense que vous êtes « un méchant », vous êtes fini. Pas de pitié. Pas d’appel. Pas de pardon.
Comment définir un « méchant » ?
Dans le cas du général Soleimani, même les critiques de Trump sont tombés d’accord pour affirmer que c’était « un méchant ». Ils ont finassé sur l’imprudence de Trump. Ils ont objecté sur ce qu’ils considéraient comme une erreur de politique étrangère. Thomas Friedman, dans le New York Times, a ajouté que non seulement Soleimani était maléfique, il était aussi idiot.
Pourtant, lorsque Christopher Browning a étudié les « méchants » qui ont exterminé les juifs durant la Deuxième guerre mondiale, il a découvert qu’ils n’étaient pas des monstres. C’était simplement « des hommes ordinaires ».
De même, quand Hannah Arendt a couvert le procès d’Adolf Eichmann pour le New Yorker en 1963, elle a réalisé que l’homme accusé de crimes de guerres aussi horribles était d’une normalité terrifiante.
La plupart des gens n’ont pas apprécié les idées de Mme Arendt à leur juste valeur. Elle suggérait que la ligne entre les bons et les méchants est… eh bien… floue – et que quasiment tout le monde est capable de faire le mal.
Ou, comme nous le disons à la Chronique, les gens ne sont ni entièrement bons, ni entièrement mauvais… mais toujours soumis à influence. Et l’influence d’une mauvaise devise est particulièrement corrosive et dangereuse.
Saints et pécheurs
L’Allemagne n’a pas pu financer ses dépenses pour la Première guerre mondiale en augmentant les impôts. A la place, elle a emprunté – de sorte qu’elle était profondément endettée à la fin de la guerre. Qui plus est, elle a été contrainte d’utiliser l’or qui lui restait pour payer des réparations aux Alliés. Que pouvait-elle faire ? Elle a imprimé de la fausse monnaie.
Le mark allemand d’avant-guerre valait une once d’or. Avant la fin de l’hyperinflation en 1923, il fallait 1 000 milliards de marks pour acheter une once d’or. L’Allemagne – qui était jusque-là la société la plus sophistiquée et la plus prospère d’Europe – s’est retrouvée ruinée.
Ensuite, lorsqu’un caporal à moitié cinglé s’est présenté en accusant les autres – les « méchants », les juifs, les communistes, les « capitalistes internationaux », etc. – de l’effondrement de l’Allemagne, les gens l’ont écouté.
Mais comment savait-il s’ils étaient vraiment « les méchants » ? Et comment Donald J. Trump – ancien spéculateur immobilier endetté et star de la téléréalité – pouvait-il savoir que le général Soleimani était « un méchant » ? Comment peut-il – lui ou qui que ce soit – séparer les saints des pécheurs ? N’est-ce pas un rôle réservé aux dieux ?
Aux portes du paradis
Imaginons que nous siégeons aux portes du paradis le 3 janvier, jour où une frappe américaine a tué Soleimani. Là, devant nous, se tient le général iranien. Nous l’interrogeons :
« Général, vous avez eu une carrière militaire longue et prestigieuse. Mais ici, nous n’apprécions pas les tueurs professionnels. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »
« Eh bien, j’ai commencé ma carrière sur un chantier de construction afin de rembourser les dettes de mon père, agriculteur. Ensuite j’ai rejoint l’armée pour me battre contre les Irakiens – qui étaient soutenus par les Américains. Les Irakiens avaient envahi le territoire iranien et non l’inverse. Je me suis engagé pour défendre ma patrie. Et la guerre a été brutale. Ils ont utilisé des armes chimiques contre nous. En tout, près d’un demi-million de personnes sont mortes.
« J’ai moi-même été gravement blessé durant la bataille de Tariq al-Qods.
« Une fois la guerre terminée, j’ai continué ma carrière dans l’armée. Par exemple, lorsque les Américains ont demandé notre aide après les attentats du World Trade Center – une autre frappe des extrémistes sunnites –, nous avons travaillé avec vous pour détruire les talibans en Afghanistan. Nous avons également contribué à définir les cibles Al-Qaïda pour votre campagne de bombardement.
« Mais ensuite, pour des raisons que je ne comprends pas, George W. Bush a décrété que l’Iran faisait partie de ‘l’Axe du Mal’. Il a dit que nous étions des méchants, et la coopération a pris fin. C’était particulièrement étrange à nos yeux parce que tous les terroristes impliqués dans les attentats du 11 septembre étaient des djihadistes sunnites. Al-Qaïda aussi. Et l’EI. Et les talibans.
« Nous sommes chiites. Nous luttions contre les terroristes sunnites, pas avec eux.
« Plus tard, on m’a chargé de soutenir nos alliés dans la région. J’ai par exemple aidé les Kurdes à lutter contre les terroristes de l’EI. J’ai aidé le gouvernement syrien à combattre les terroristes. Et j’ai aidé les Irakiens contre leurs envahisseurs américains. »
« Mais général, M. Trump affirme que vous êtes un terroriste qui méritait la mort. Qu’avez-vous à répondre à cela ? »
« Je ne suis qu’un soldat, je fais mon devoir du mieux que je peux.
« M. Trump a été exempté pour causes d’épines calcanéennes, rappelez-vous. Il n’a jamais enfilé l’uniforme. Il n’a jamais été au front. Il n’a jamais été blessé. Comment peut-il me juger ?
« Et qui est le terroriste, ici ? Il m’a tué. Ce n’est pas moi qui l’ai tué. Ses troupes entourent l’Iran… elles bombardent… envoient des drones… assassinent des gens. Avons-nous des soldats au Mexique ? Avons-nous envahi le Canada ?
« La CIA américaine a renversé le gouvernement démocratiquement élu de mon pays en 1953 ». On a appelé ça ‘opération Ajax’. L’Iran a-t-il provoqué un coup d’Etat aux Etats-Unis ?
« Les Etats-Unis ont envahi 42 pays différents depuis leur fondation en 1776. L’Iran ? Aucun.
« Les Etats-Unis ont des bombes nucléaires. L’Iran a accepté de ne pas fabriquer d’armes nucléaires. Les USA sont également le seul pays à avoir usé d’armes atomiques durant une guerre ; ils ont tué quelque 185 000 femmes et enfants au Japon en les utilisant.
« Qui est le terroriste ? Qui est le méchant ? »
Avec la Théorie du Méchant, tout semble très facile. Mais seul Dieu sait.