▪ Si les opérateurs le pouvaient, ils s’arrangeraient pour que la reprise demeure au stade de lointaine hypothèse tandis que les banques centrales poursuivraient indéfiniment leur lutte contre la récession en maintenant les taux à zéro.
L’histoire retiendra que Wall Street a pulvérisé de nouveaux records annuels un jour où aucune statistique n’est parue. Les seuls trimestriels vraiment marquant étaient ceux de Macy’s, qui plongent de 8% car les prévisions du quatrième trimestre sont moins ambitieuses que prévu.
Plus l’économie ira mal très longtemps — une hypothèse que le ministre britannique Alistair Darling valide en promettant toujours plus d’assouplissement quantitatif –, plus les marchés battront des records dans un climat qui commence à s’apparenter à un "krach à la hausse". Les marchés ont bondi de 8% en six séances, sur fond de chômage et de nombre record de faillites bancaires. La FDIC va devoir reconstituer ses réserves avec la bénédiction du Trésor américain.
▪ Le Dow Jones a pulvérisé un nouveau record annuel à 10 340 points. A ce moment précis, 50% de la baisse d’octobre 2007 à mars 2009 se trouvaient effacés. Un tel retracement en huit mois, c’est un record absolu de rapidité, sans aucun équivalent dans l’histoire des marchés américains et même occidentaux en général.
Le S&P 500 s’envolait également de 1,1% en une demi-heure pour inscrire un nouveau plus haut depuis fin septembre 2008 à 1 105 points. Les places européennes, littéralement euphorisées, explosaient de 1,5% après avoir ouvert d’entrée de jeu un gros gap de 1%. Pourtant aucune information économique sur le continent européen ne justifiait de se ruer à l’achat de façon aussi exubérante.
▪ Le mécanisme du carry trade tourne à plein régime. Si certains redoutaient que cette redoutable machine à créer des bulles boursières ne s’enraye parce que les cours de Bourse apparaissent trop déconnectés des perspectives de profitabilité d’ici 12 à 18 mois, Richard Fisher, de la Fed de Dallas, balaye toutes les objections.
Il a rassuré tous les spéculateurs en affirmant qu’aucune mesure de soutien au dollar n’est envisagée tant que son repli reste "ordonné". Il a ajouté — tout comme Ben Bernanke une semaine auparavant — que les taux peuvent demeurer "très bas très longtemps" puisque les pressions inflationnistes ne représentent aucune menace dans l’immédiat — la déflation par les salaires s’accélère.
C’est comme si la Fed annonçait à Wall Street qu’elle lui signe un chèque en blanc pour spéculer sans retenue contre le dollar et acheter — avec les sommes dégagées par ce biais — n’importe quelle classe d’actif en employant l’effet de levier maximum (puisque le risque de rebond du billet vert apparaît quasi nul).
Très schématiquement, la glissade du dollar provoque un effet symétrique haussier sur les actions trois fois plus important que son repli. Cela se vérifie aussi bien depuis la mi-mars que depuis le 15 octobre dernier.
Les membres du G20 réunis à Saint Andrews le week-end dernier ne peuvent ignorer ce phénomène. Ils ont donc décidé de l’encourager objectivement ou délibérément.
Les déclarations de Richard Fisher ne sont donc qu’une piqûre de rappel dans la droite ligne du communiqué anti-dollar de la Fed de mercredi dernier.
▪ Le seul souci, c’est que tout le monde a si bien compris comment les marchés fonctionnent –parce les liquidités déferlent de la corne d’abondance du carry trade — que pratiquement tous les investisseurs sont haussiers au même moment et sur la totalité des actifs cotés.
L’or bat un nouveau record absolu à 1 119 $ (alors qu’il n’y a pas d’inflation), le baril de pétrole repasse au-dessus des 80 $ (alors que la demande stagne) et Wall Street ne connaît plus aucune limite physique à la hausse — et surtout pas en fonction de critères obsolètes comme le PER ou le ROE.
Gagner autant d’argent aussi facilement, sans posséder une once de compétence — qu’il s’agisse des actions ou des matières premières — cela dure rarement très longtemps. Sauf si les autorités monétaires s’ingénient à fausser les règles du jeu.
Tout le monde a compris que l’argent déversé dans la machine à spéculer n’ira pas s’investir dans l’économie réelle et que la pénurie de crédit orchestrée au nom de la "maîtrise des risques" par le système bancaire va entretenir le marasme dont la hausse des marchés dépend.
▪ La plupart des économistes qui ont bien étudié la riposte des entreprises face à l’effondrement de leurs carnets de commande sont convaincus qu’une reprise ne créera pratiquement pas d’emploi — sinon sous forme de statut intérimaire. En effet, la délocalisation et l’externalisation des fonctions support ou de certaines productions à haute valeur ajouté — sous licence — constituent un acquis irréversible de la récente crise.
Utiliser la masse salariale comme variable d’ajustement est devenu un réflexe aussi automatique que de gonfler les profits en optimisant la fiscalité ou en rachetant toujours plus d’actions (comme IBM) pour augmenter artificiellement les dividendes. Pourquoi s’en priver tant que l’argent reste quasiment gratuit ?
Entre comportements managériaux standardisés, optimisme univoque des marchés et carry trade en mode numéro limit, la seule direction envisagée pour les actions, c’est celle des records de l’automne 2007. Certains gérants prétendent que les actions ne sont "pas chères" puisqu’elles se négocient en moyenne 30% en dessous de leur zénith historique !
Et pas un instant ils ne veulent se souvenir que ces niveaux furent atteints dans un contexte de dévoiement total des mécanismes financiers et de surestimations ubuesques des perspectives des retours sur investissement, ce qui a conduit au krach historique de l’automne dernier.
Les conditions techniques et la déconnexion des cours par rapport à la sphère du réel sont encore pires aujourd’hui qu’en octobre 2007. Il s’agit de faire passer cela avec une dose de mensonge et de cynisme un peu plus massive qu’il y a deux ans.