Le système mondial est complexe. Les analyses sont difficiles. Il faut démêler les mouvements du système lui-même des mouvements internes au système. Il faut être capable de discerner ce qui ressort des mouvements du tout, de ce qui est mouvement des parties.
C’est la caractéristique des systèmes hiérarchisés : les difficultés vont de la périphérie vers le centre. Elles remontent des satellites vers le soleil autour duquel tout tourne. Les difficultés des parties peu à peu fragilisent le centre. Voyez le système comme une galaxie qui tourne autour du dollar.
Ce qui se passe sur la livre sterling est révélateur. Nous assistons à un mouvement interne au système, à un réaménagement qui fait fuir les capitaux de Grande-Bretagne vers les Etats-Unis. Ceci profite, si l’on peut dire, au système centré sur le dollar.
On pourrait s’en réjouir et trouver que, finalement, tout marche bien. L’argent reste dans les monnaies et il ne se précipite pas sur l’or, par exemple.
Réorganiser le pont du Titanic
On aurait tort, car ceci préfigure les difficultés futures, celles qui un jour se présenteront lorsque ce sera le dollar que l’on vendra, lorsque l’argent piégé voudra retrouver sa liberté et partira à la recherche de ses contreparties.
Ce qui se passe en Grande-Bretagne est une sorte de réaménagement des transats sur le pont du Titanic. La Livre sterling est l’un des transats posés sur le pont, mais le navire, le système dollar, continue de se diriger vers la catastrophe.
Bloomberg détaillait les bases du problème, vendredi dernier :
« La Banque d’Angleterre doit déclencher une hausse importante des taux d’intérêt en dehors de son cycle décisionnel normal à la suite des ‘baisses historiques’ de la livre et des Gilts, selon George Saravelos, responsable de la recherche sur les devises chez Deutsche Bank AG. Saravelos a déclaré que cette étape extraordinaire était nécessaire pour calmer les marchés. Ce point de vue est le sien, plutôt que celui des économistes de la Deutsche Bank.
‘Le marché donne des signaux très forts indiquant qu’il n’est plus disposé à financer la position de déficit extérieur du Royaume-Uni dans la configuration actuelle des rendements réels et du taux de change du Royaume-Uni’, a écrit Saravelos. ‘La réponse politique requise face à ce qui se passe est claire : une importante hausse des taux inter-réunions de la Banque d’Angleterre dès la semaine prochaine pour regagner de la crédibilité auprès du marché.’ »
Pendant près de trois décennies, la réponse politique à l’instabilité des marchés a été sans ambiguïté et prévisible : des taux plus bas, et des promesses « d’argent » plus facile.
Insensible à l’ancien remède
Dans le nouveau régime ou l’inflation a gagné les prix des biens, des services et des salaires, cette réponse n’est plus possible. La Banque d’Angleterre est en train d’en faire l’expérience. Les remèdes anciens aux déséquilibres non seulement ne marchent plus, mais ils sont interdits.
Il faudrait, dans la nouvelle situation, augmenter agressivement les taux pour stabiliser la devise, éviter la dislocation du marché obligataire et contrôler les attentes d’inflation.
Ceci correspond exactement à mes analyses anciennes – et récurrentes – dans lesquelles j’ai expliqué ceci : les banques centrales ont remède à tout, absolument tout, tant qu’elles peuvent créer de la monnaie et tant que cette monnaie est acceptée. Mais, dès que cette monnaie cessera d’être acceptée, alors on verra que le roi est nu, et que les banques centrales n’ont rien dans leur arsenal.
Nous y sommes : face à l’instabilité, face à la chute de la devise, face au reflux sur les fonds d’état, la Banque d’Angleterre est démunie, elle est dans les cordes. Aucun choix n’est satisfaisant.
Les énormes hausses de taux face à un désendettement aigu du marché de la dette et de tous les compartiments du marché comportent un risque évident de déclencher la panique et l’effondrement du marché.
La financiarisation, le keynésianisme, ne sont possibles que si et seulement si l’argent reste piégé, si la monnaie et le crédit sont acceptés, et si les ventes de fonds d’état trouvent contrepartie. Dès lors que la monnaie n’est plus acceptée mais vendue, la régulation du régime devient problématique. La financiarisation implique que, toujours, face aux déséquilibres on puisse créer de la monnaie ; elle devient ingérable si la création monétaire est rendue impossible, ou si la demande de monnaie devient réticente. C’est le cas en Angleterre, où les détenteurs de livres sterling s’en débarrassent.
Deux risques en un
Un combat contre la réduction des risques/le désendettement a été déclenché. Mais ce combat est paralysé par l’autre risque : celui d’alimenter l’inflation !
Pour lutter contre l’inflation, pour lutter contre la chute de la devise, et pour lutter contre la dislocation du marché de la dette provoquée par les anticipations, la Banque d’Angleterre devrait monter fortement ses taux. Mais, en montant fortement ses taux, elle déclencherait ou déclenchera une panique sur le marché financier et fera craquer l’économie réelle.
Il est fondamental, à ce stade, de noter que nous avons atteint un point critique du nouveau cycle : la ligne de conduite pour contrer l’instabilité aiguë du marché est devenue floue et incertaine pour les banquiers centraux. Doivent-ils poursuivre la lutte contre l’inflation pour s’assurer que les pressions sur les prix sont maîtrisées ? Ou doivent-ils immédiatement porter leur attention sur les risques de crise financière qui s’intensifient rapidement et se propagent sur des marchés illiquides ?
La Fed est-elle prête à changer brusquement de cap et à orchestrer un autre programme concerté pour fluidifier les marchés mondiaux en difficulté ?
C’est un énorme problème.
Les marchés mondiaux sont au bord du précipice.
Fragile équilibre
Les sonnettes d’alarme ne retentissent pas encore, parce que les prises de conscience ne s’effectuent pas. Et puis, il y a l’illusion des assurances, des hedges, comme au début de la crise de 2007. Peu de gens savent que les assurances sont bidon et que le « dynamic hedging » est un bluff.
Pour l’instant, je dirais que l’équilibre est fragile, que les déséquilibres se renforcent et se multiplient. Mais l’illusion qu’il y a des assurances, des filets de sécurité et des contrepoids, sert de digue. Les marées sont contenues.
Ce jeu d’équilibre fonctionne jusqu’à ce qu’il ne fonctionne pas. C’est une question de tout ou rien, de fétu qui brise ou ne brise pas le dos du chameau.
Selon mon opinion, mais c’est une opinion, seul le bluff des banques centrales nous empêche de dégringoler du haut de la célèbre falaise de Sénèque.
Le précipice est à nos pieds, les marchés ont perdu la sécurité que conférait l’espoir du pivot. Que leur reste-t-il pour les retenir ?
Le Royaume-Uni n’est certainement pas le seul pays avec une dette et des déficits budgétaires exorbitants. Quand il s’agit de gouvernements dépensiers qui ont désespérément besoin d’une discipline de marché, le monde en regorge.
Le monde est rempli de maillons faibles. Et une chaîne, comme je le dis souvent, n’est jamais solide en moyenne. Non, elle n’est jamais plus solide que ne l’est son maillon le plus faible. Quelle est l’ampleur du désendettement nécessaire pour vaincre l’inflation ? Quelle est l’ampleur du désendettement que le marché mondial peut supporter ?
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]