Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’alliance transatlantique s’est progressivement muée en une relation de dépendance stratégique, technologique, économique et militaire.
Quand on parle de menace américaine sur l’Europe, il ne s’agit pas seulement d’une question militaire. Certes, les Etats-Unis ont connu plusieurs conflits majeurs avec des puissances européennes. Après l’indépendance américaine à la fin du XVIIIe siècle, on pense naturellement à la guerre de 1812 contre leur ancienne puissance coloniale, l’Empire britannique. A la première guerre mondiale ensuite, menée par les Etats-Unis contre l’Allemagne pour la défense de leurs intérêts économiques.
Puis, enfin, à la Seconde Guerre mondiale, période où les États-Unis ont émergé comme première puissance mondiale en s’opposant à l’Axe, en particulier à l’Allemagne et à l’Italie. Mais ces affrontements militaires ont toujours été combinés à des conflits stratégiques, que ce soit sur le plan économique, financier ou géopolitique.
La mainmise américaine post-1945
La seconde moitié du XXe siècle a marqué le début d’un tournant dans les relations américanos-européennes. Le soutien militaire américain, venu libérer l’Europe du nazisme, a laissé croire qu’une alliance temporaire née des circonstances deviendrait permanente. Car le devoir de mémoire, lui, semblait devoir durer toujours. Les Etats-Unis ont alors commencé à s’implanter durablement en Europe, en soutenant l’Allemagne de l’Ouest face à l’URSS, en échange d’un soutien politique inconditionnel.
Or, depuis toujours, on sait que les alliances entre nations ne sont bien souvent que de façade. Comme le dit un vieux proverbe, souvent attribué à Napoléon : « De mes ennemis je peux me garder ; de mes amis, que Dieu me garde. » Les Etats-Unis ont fait de cette citation une devise nationale. Grâce à leur puissance financière sans égal, ils ont cherché à contrôler l’Europe – comme toute puissance impériale – par la dette. A travers le plan Marshall, les créances détenues sur les principaux pays européens (Italie, Allemagne, France…), ainsi que le contrôle de leurs réserves d’or stockées à la Fed, ont permis aux Etats-Unis de créer une mainmise, d’abord financière, sur le Vieux Continent.
Cette politique s’est renforcée par une stratégie nationale d’endettement massif et un complexe militaro-industriel parmi les plus puissants au monde, sur lesquels repose la force du dollar, et donc l’hégémonie américaine. Elle s’est également traduite par la création de l’OTAN, en 1949, qui a servi d’instrument de contrôle pour empêcher l’émergence d’une « autonomie de défense » aujourd’hui tant prisée par les dirigeants européens.
Mais tout cela n’a rien de surprenant quand on sait que le projet européen tel qu’il existe a été pensé aux Etats-Unis. Pendant la seconde guerre mondiale, les pères de l’Europe – dont Jean Monnet –, résidaient de l’autre côté de l’Atlantique. Ils dessinaient alors dans leur tour d’ivoire les contours du projet européen. Avec l’idée de « construire les Etats-Unis d’Europe », leur objectif a toujours été clair : construire une union pérenne qui resterait soumise à la puissance américaine.
Sur le plan politique, cette stratégie s’est construite en séparant l’Europe de l’Ouest de l’URSS pendant toute la période de la guerre froide (1947-1989), au profit des Américains. Cette stratégie a permis de diviser les pays européens sur cette question stratégique, tout en empêchant que le principal ennemi des États-Unis ne devienne un allié du continent européen. (C’est aussi pourquoi DonaldTrump affirme aujourd’hui que l’Europe est plus « hostile » que la Chine, afin de couper court à toute alliance potentielle – alors que le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, s’est récemment rapproché de Xi Jinping.)
Elle s’est ensuite prolongée au début des années 2000. La confrontation permanente entre les Etats-Unis et la Russie a poussé l’Europe à s’élargir vers l’est, en intégrant des pays anciennement sous influence soviétique, dont la culture reste pourtant très éloignée de celle des autres Etats membres. Le continent s’est retrouvé fragmenté, confronté à des vagues migratoires d’ampleur et à des délocalisations massives au sein même de sa propre zone de libre-échange. Malgré de nombreux avertissements, notamment ceux de Medvedev, lorsque Poutine occupait le poste de Premier ministre, les dirigeants européens n’ont pas tenu compte des considérations territoriales historiques de la Russie.
Après tout, la stratégie américaine n’a cessé de gagner en influence au sein des institutions européennes. Que ce soit à travers la voix de certains dirigeants – notamment allemands – qui se sont régulièrement faits les porte-parole des Etats-Unis dans leur opposition à la Russie. Mais aussi de manière plus explicite par la création de fondations, institutions et groupes de réflexion américains en Europe, dont la French-American Foundation, la German Marshall Fund of the United States, l’Atlantic Council Europe… qui viennent non seulement dicter l’agenda américain sur le continent, mais également recruter des élites européennes au service d’intérêts américains.
L’Europe devenue le continent vassal des Etats-Unis
Une stratégie de long terme a été mise en place. Pour maintenir l’ordre établi, les Etats-Unis ont cherché, comme toute puissance hégémonique, à rendre leurs principaux alliés dépendants de leur modèle. Jusqu’à ce que cette ingérence finisse par transformer le continent en une quasi-colonie américaine.
Sur le plan technologique, l’essentiel des infrastructures numériques européennes repose sur des entreprises américaines comme Amazon, Microsoft ou Google, qui dominent le marché du cloud et contrôlent l’accès aux données sensibles des administrations, des banques, des hôpitaux…
Sur le plan industriel, à travers le rachat à tour de bras des fleurons européens, la destruction de sites énergétiques comme Nord Stream 1 et 2 (liant notamment la Russie à l’Allemagne par contrat), et le remplacement du gaz russe par du gaz de schiste américain…
Sur le plan économique et financier, par un alignement de la BCE sur la politique de la Fed, afin d’éviter une forte fluctuation de l’euro face au dollar – alors même que les pays européens ne cessent d’investir dans les obligations américaines –, et par une dollarisation quasi totale des services bancaires et financiers européens (soumis, par ailleurs, à l’extraterritorialité du droit américain, au même titre que les ennemis officiels des Etats-Unis tels que l’Iran, Cuba ou le Venezuela)…
Ces dépendances, corollaires d’une puissance financière américaine sans limites, contribuent à l’affaiblissement progressif de tous les modes d’action des dits « alliés » européens.
Cette guerre à bas bruits se poursuit aujourd’hui sur tous les fronts. Elle reflète une sorte de « business as usual« , qui est « plus assumé chez les républicains que chez les démocrates », pour citer un ami travaillant dans un think-tank anglo-saxon.
Les récentes prises de position de Trump sur l’Europe pourraient, aux yeux de certains, passer pour un retournement de veste. Mais elles s’inscrivent en réalité dans une continuité parfaitement logique. Le message est limpide : « Suivez-moi ou débrouillez-vous. »
Les Etats-Unis s’éloignent donc ouvertement de l’Europe tout en se rapprochant de la Russie. Là où Poutine était perçu comme la principale cible des Etats-Unis, il devient presque un allié, au détriment des pays européens. L’Europe de la paix, promise par l’OTAN, s’efface avec la guerre en Ukraine, tandis que le Vieux Continent demeure le principal financeur de Kiev, au moment même où les budgets des Etats membres s’enfoncent dans le rouge. Coup de grâce : ce matériel militaire, pour l’essentiel d’origine américaine, s’accompagne de pressions croissantes de Washington, qui demande aux Européens d’augmenter leur budget de défense, afin de soutenir, in fine, l’industrie militaire des Etats-Unis.
Comme me faisait part Erwan Davoux, ancien chef de section à la DGSE, l’Allemagne, la Pologne, et d’autres pays européens continuent d’acheter des F-35 américains, dont le fonctionnement dépend de logiciels que Washington peut désactiver à distance… Preuve supplémentaire que, malgré les envolées lyriques autour d’une prétendue « autonomie stratégique européenne », tout cela ne demeure qu’au stade de l’incantation…
Certes, la menace américaine qui pèse aujourd’hui sur l’Europe n’a rien d’un conflit armé. Il est question de déclarations tendues, d’une guerre commerciale avec des droits de douane ciblés, de contrats stratégiques rompus (notamment dans le secteur des sous-marins). Mais le véritable risque ne réside pas dans cette hostilité croissante. Il tient dans l’incapacité des dirigeants européens à envisager ne serait-ce qu’une once d’indépendance. Cette emprise, maintenue depuis des décennies, a produit des conséquences désormais quasi irréversibles. Le Vieux Continent se retrouve orphelin.
Or comment pouvoir acquérir une indépendance sans marges de manœuvre budgétaire suffisante ? Comment relancer une armée sans puissance industrielle ? Comment parler d’une union politique alors que les divergences culturelles et historiques sont si profondes ? Les défis sont aussi nombreux que les victoires américaines sur l’Europe. L’histoire se répète et, cette fois encore, elle montre que la fidélité ne fait pas partie du langage diplomatique.
1 commentaire
Oui, mais l’intelligence politique et économique ne consiste certainement pas à cumuler une opposition aux USA de « Trump l’Idiot » et une guerre contre la Russie de « Poutine le Monstre ». Rares sont les gouvernants européens qui l’ont compris comme Meloni ou Orban, outre la Suisse et l’Autriche.