▪ La BCE vient de troquer son verbe magique (et son arsenal de bazookas virtuels) contre un passage à l’acte en bonne et due forme. Le résultat n’est pas brillant si l’on en juge par le plongeon de -1,8% à Wall Street (Russell 2000 et Nasdaq) et la clôture en repli de 0,4% des indices européens — et encore, si les transactions avaient repris à 21h30 jeudi, la baisse aurait largement dépassé les 1%.
Les marchés appelaient de leurs voeux une réduction de 25 points du taux directeur… mais pour la mi-décembre ! Si la BCE se met à déposer la dernière console de jeu devant les chaussons des brasseurs d’argent six semaines avant qu’ils n’aient installé les guirlandes dans leur sapin, la magie de Noël vole en éclats.
Qu’est-ce qui a pris à Mario Draghi de donner un shoot au marché alors qu’il n’était pas encore totalement en état de manque ?
Parce que le junkie réclamait avec insistance qu’on lui prépare une nouvelle seringue ?
Parce que les indices boursiers semblaient en panne depuis un peu plus de 15 jours et que le risque de les voir corriger devenait trop grand ? Parce que les rendements obligataires s’avéraient incapables de retrouver leurs niveaux planchers de fin mai dernier ?
Pourtant, tous les experts des produits de taux s’accordaient à penser que la promesse d’une réduction du loyer de l’argent valait beaucoup mieux que sa matérialisation. Une baisse de 25 points — même si cela apparaît significatif en termes de pourcentage — est en fait complètement dérisoire en termes d’impact économique.
▪ On est déjà au taux zéro
Si une réduction de 1,5% vers 0,50% n’était pas parvenue à relancer le marché du crédit ni à écarter le risque déflationniste… comment un repo à 0,25% y parviendrait-il ? Surtout que si l’on se réfère à l’EONIA (qui reflète les anticipations en matière de taux interbancaires), cela fait déjà de nombreux mois qu’une politique de taux zéro est entérinée.
C’est bien naturel puisque les forward guidances de la BCE invitaient les marchés à prendre pour hypothèse la poursuite d’une politique d’argent gratuit jusqu’à l’été 2015 (sans compter le fait que le renouvellement automatique des LTRO à taux fixes court jusqu’à cette date).
La BCE a voulu se montrer proactive. Elle fait des moulinets monétaires pour intimider la déflation, mais elle brandit une épée de bois. La déflation, elle, reste bien à l’abri derrière sa carapace de chômage, de gains de productivité, de dévaluation des revenus salariaux.
Se souvient-on qu’à chaque conférence de presse de Vim Duisenberg ou de Jean-Claude Trichet, nous avions droit au couplet sur la nécessaire recherche d’une hausse de la productivité face à un monde concurrentiel, d’une « modération salariale » et de davantage de « fluidité » du marché du travail ?
Les voeux de la BCE sont exaucés au-delà de ses espérances. Les emplois se sont liquéfiés et s’écoulent vers les pays à bas coûts salariaux. Les revenus moyens sont en chute libre dans les pays du sud — ainsi qu’en Irlande et dans l’est de l’Allemagne, ne l’oublions pas. Quant à l’idéal de productivité, il se confond désormais avec le concept d’entreprise sans usine et sans employés.
L’Europe n’a pas fini de s’enfoncer dans la déflation puisque faute de pouvoir dévaluer la monnaie (ce qui de toute façon n’aurait aucun effet bénéfique du point de vue allemand), les entreprises dévaluent les salaires. Les gouvernements peuvent s’estimer heureux lorsqu’elles ne délocalisent pas purement et simplement leurs sites de production, ne conservant sur place que la direction financière, la recherche/développement et le marketing.
Même les si profitables (rire jaune) banques globales délocalisent leurs équipes d’analystes et d’informaticiens tantôt au Maghreb — qui héberge enfin des emplois à forte valeur ajoutée et pas seulement des centres d’appels –, tantôt en Inde, tantôt dans les paradis fiscaux du Moyen-Orient.
La finance islamique — c’est de notoriété publique — est en effet devenue une cible prioritaire de la City, mais c’est du donnant-donnant : des flux de bons emplois contre des flux de copieux capitaux.
Et ce n’est pas la hot money qui manque de par le monde. Cela se traduit par la montée d’un appétit pour le risque quasi-illimité.
▪ Twitter en exemple
L’exemple le plus étourdissant nous a été offert par l’introduction de Twitter sur le NYSE (et non le Nasdaq, un choix mûrement réfléchi).
Le cours du titre — proposé à 26 $ après plusieurs relèvements de la fourchette depuis une estimation initiale de 17 $ — s’est envolé en moins d’un quart d’heure de 45 $ (cours d’ouverture) en direction des 50 $, soit +93% par rapport au prix de référence.
Même avec plus 80% à 90% de plus-values en quelques minutes, les ordres d’achat surpassaient encore les ordres de ventes.
Le titre en a terminé à 44,95 $ (soit +75%). Cela valide un niveau de survalorisation plus jamais observé depuis les pires accès de démence boursière de la bulle internet. Le titre réalise 350 millions de dollars de chiffre d’affaires, et il vaut 25 milliards de dollars de capitalisation boursière — et même plus de 27 milliards en séance, soit 78 fois son CA et huit fois la capitalisation de Peugeot. Il y a tout de même de quoi songer à une bulle… et même une très grosse bulle.
▪ Et pourtant…
De façon paradoxale, malgré l’hystérie sur Twitter et le cadeau (empoisonné ?) aux marchés de la BCE, Wall Street a commencé à chuter juste après la publication d’un PIB US en hausse de 2,8% alors que le consensus tablait plutôt sur 2% à 2,3% au maximum.
Voilà un signe de vigueur économique particulièrement malvenu. Il vient confirmer la tendance au redressement de l’activité traduite par les statistiques publiées début novembre (forte progression des ISM manufacturiers, hausse des commandes à l’industrie… seule la confiance de ménages reste morose).
Cela pourrait amener la Fed à reconsidérer la neutralité qu’elle semblait déterminée à préserver jusqu’en mars 2014 (consensus de marché alimenté par toute une série de déclarations officielles ou à titre privé de la part des membres de la Fed ces dernières semaines).
Ben Bernanke pourrait remettre le projet d’un tapering sur la table juste avant Noël (et ce ne serait pas un cadeau) si les chiffres de l’emploi publiés ce vendredi ressortaient supérieurs à 140 000 créations tandis que le taux de chômage ne se dégraderait que marginalement.
Avec un S&P 500 qui vient de matérialiser un double sommet à 1 775, un Nasdaq qui en fait autant à 3 940 et un Dow Jones qui vient de ricocher sous 15 800, des valeurs du Dow Transport qui affichent des PER de 25 et plus… une anticipation de réduction du QE3 aurait le même effet qu’un chalumeau venant lécher la paroi d’une bonbonne de gaz.
Celle qui sert à gonfler la montgolfière planétaire des dérivés de toute nature… lesquels dénaturent le marché.