▪ La parenthèse baissière de jeudi a été vite refermée. Les mauvaises nouvelles du jour constituent invariablement les bonnes surprises du lendemain — juste de temps de prouver que cela ne peut qu’aller mieux demain…
Fitch annonçait vendredi après-midi une dégradation de deux crans (à BBB-, soit « junk bond« ) de la notation de la dette souveraine grecque. Qu’à cela ne tienne : la réaction des marchés s’est rapidement traduite par une bouffée d’euphorie.
La Grèce semble foncer droit dans le mur avec une cure d’austérité qui va plonger le pays dans la récession pour plusieurs années. Le service de la dette pourrait quant à lui absorber 4% du PIB dès 2011 — dans l’hypothèse d’un refinancement à prix d’ami autour de 4%, si l’Allemagne acceptait également de mettre la main à la poche.
La situation à moyen terme semble donc si désespérée que Wall Street parie depuis jeudi soir l’annonce imminente d’un plan de soutien incluant le FMI, dont nul ne connaît les détails.
Athènes obtiendrait un refinancement sous forme de prêts bilatéraux à un taux qui serait voisin de 3,9%, selon les dernières rumeurs circulant dans les salles de marché. On serait donc bien loin des 7,15% qui prévalaient encore vendredi après-midi, après 7,45% la veille.
▪ Avec une décrue de 0,8% du dollar face à l’euro (ce dernier est remonte de 1,33 vers 1,348 $ en 48 heures), Wall Street se sent pleinement rassuré. Les marchés américains ont inscrit une nouvelle cascade de records annuels intraday ; le Dow Jones s’est hissé à 21h59 et 30 secondes juste au-dessus de la barre symbolique des 11 000 points.
Grâce à l’inestimable coup de pouce provenant de marchés US affichant un optimisme inoxydable, les places européennes se sont envolées de 1,75%. La semaine s’est achevée sur un gain inespéré de 1,8% à Paris, le CAC 40 grappillant 0,4% sur l’ensemble de cette semaine écourtée, contre une perte potentielle de 1,4% jeudi soir.
Le score hebdomadaire n’a rien de très impressionnant — les volumes le sont encore moins avec seulement 3,1 milliards d’euros échangés. Ce qui l’est bien d’avantage, c’est que le CAC 40 aligne une huitième semaine de hausse sur une série de neuf, comme si la prudence de l’OCDE (qui redoute une panne de croissance en Europe en 2010) n’avait aucun fondement concret.
Il n’empêche que le retracement du zénith annuel des 4 050 points par le CAC 40 et des 3 000 par l’Euro-Stoxx 50 dans de telles conditions d’incertitude sur le sort économique de la Grèce fait taire toutes les objections. Si les cours sont au plus haut, c’est que le marché « a ses raisons que la raison ignore ».
Nous misons sur la « raison cynique » : il est fort probable que les gérants qui ont ramassé des bons du Trésor émis par Athènes assortis d’une rémunération de 7,15 à 7,45% ces dernières 48 heures ont fait une excellente affaire… si J.C. Trichet a raison et qu’un défaut de paiement est totalement exclu dans les 10 années à venir — mais ils ont revendu le papier bien avant que les économistes ne se remettent à s’interroger sur le surendettement grec.
▪ A Wall Street, l’optimisme semble à son zénith à la veille de l’ouverture du bal des trimestriels. Il débutera lundi soir avec les résultats publiés par Alcoa, sans aucun chiffre économique américain pour inciter les acheteurs à ramasser du papier au plus haut depuis septembre 2008.
La hausse des stocks des grossistes américains (+0,6% en février 2010) aux Etats-Unis, après une hausse de 0,1% en janvier (contre -0,2% en première estimation) n’est pas une indication particulièrement favorable.
En France, la production de l’industrie manufacturière a augmenté au rythme modéré de 0,4% au mois de février, après avoir augmenté en janvier (+0,6%). Au Royaume-Uni, les prix à l’importation ont explosé de 3,6% au mois de mars. Les prix à l’exportation semblent plus sages (+0,9%) mais ressortent également supérieurs aux anticipations : le maintien des taux à 0,5% outre-Manche semble compromis.
Mais comme en 2007, tout élément d’information pouvant remettre en cause les stratégies informatiques visant à alimenter un scénario de bulle sur les actions ou sur les matières premières est ravalé au simple rang d’anecdote. La patrouille médiatique veille à ce que personne ne puisse entendre ceux qui affirment que « le roi est nu ».
Le seul suspense qui mobilise les journalistes de CNBC, c’est le nom de la tortue qui symbolise l’inexorable rebond haussier amorcé en mars 2009 (Wall Street la nourrit avec les salades de Ben Bernanke…) Peu leur importe ce que deviendront les créances pourries et autres actifs toxiques dont la Fed a gavé son bilan par milliers de milliards de dollars… jusqu’à la cirrhose.
▪ Aucune question qui fâche ne saurait gâter l’humeur de Wall Street ni modérer la florissante industrie de la manipulation des indices. C’est donc tout naturellement que les cours ont été arrachés à la hausse durant les cinq dernières minutes de cotation vendredi.
Le Dow Jones a donc marqué 11 000 durant quelques secondes, alors que retentissait le coup de cloche final à Wall Street. Le Nasdaq, qui a passé la barre des 2 450 points, engrange très exactement +94% en 55 semaines. Il aligne ainsi neuf semaines de hausse consécutives (dont une seule de stabilité), et renoue avec ses niveaux de la mi-août 2008, c’est-à-dire d’avant le krach systémique survenu durant l’automne.
Des performances moyennes supérieures à 0,65% vendredi soir suggèrent une vague d’achats de la part d’investisseurs affichant leur ferme détermination, alors que la faiblesse des volumes — surtout en fin de séance — dément cette version.
Il ne s’est échangé qu’à peine 130 millions de titres sur le Dow, pourtant au plus haut depuis le 29/09/2008. Ceci prouve une nouvelle fois que le but du marché n’est pas de fixer un juste prix, mais d’abord de permettre à quelques opérateurs influents d’accroître artificiellement leurs gains sur les marchés dérivés.
Ils profitent du « suivisme » de la masse des intervenants qui appliquent la réplication passive des indices de référence. De leur côté, les analystes se livrent à une surenchère de rehaussements des objectifs de cours (il en tombe des centaines par semaine, comme en l’an 2000 ou 2007) sans rapport avec une progression tangible des performances réelles ou prévisibles des entreprises concernées.
Les PER explosent à la veille du coup d’envoi de la publication des résultats trimestriels ce lundi soir. Aucune déception ne semble permise à partir de tels niveaux… mais un marché alimenté par de l’argent gratuit peut supporter n’importe quels excès de valorisation, avec un appétit démesuré pour le risque, comme en témoigne un indice VIX qui plonge vers un plancher annuel de 16%.
Une telle unanimité haussière hégémonique, qui ne laisse la place à aucun bémol, a rarement été observée au cours des 10 dernières années. La logique de bulle — appuyée par le trading informatisé à une échelle sans équivalent dans l’histoire des marchés — semble devenue irréversible. Il semble en aller de même pour l’inflation des créances hypothécaires de 2005 à 2007 (orchestrée par l’administration Bush, selon un Alan Greenspan mis sur le grill par le Congrès US mercredi dernier), sans davantage de remise en cause des valorisations.
Assistons-nous à la réédition du « si tout le monde se trompe, alors personne n’a tort… sauf le dernier acheteur ? »