Depuis des décennies, le dollar bénéficie de son « privilège exorbitant » et domine sans partage les marchés financiers mondiaux. Mais cet équilibre vacille.
Le dollar a toujours conservé son « privilège exorbitant ». Mais les temps ne seraient-ils pas en train de changer ?
Trois types de raisons principales, que nous allons développer, incitent à le penser : une dédollarisation qui progresse lentement mais sûrement sous l’effet de fortes évolutions géopolitiques ; une prime de risque politique liée à la perte croissante de crédibilité de nombreuses institutions américaines ; enfin, une politique économique se voulant souverainiste mais en réalité contreproductive pour l’économie américaine, aussi inefficace que déraisonnable.
Avant d’examiner ces trois raisons, rappelons qu’il était inévitable qu’un jour l’on s’inquiétât – non plus seulement d’un point de vue théorique – d’une crise de financement des déficits jumeaux.
Le risque est double : celui d’une crise de solvabilité externe, si les capitaux étrangers venaient à manquer (allant jusqu’au scénario extrême du défaut) ; et celui d’une crise de solvabilité interne, liée à la dette publique, si la demande des investisseurs devenait insuffisante face à l’avalanche de titres émis par le Trésor lors des adjudications (avec, là encore, le risque ultime d’un défaut).
N’oublions pas que si les Etats-Unis n’affichaient pas un déficit budgétaire aussi élevé (7,3 % du PIB en 2024), ils auraient déjà fortement réduit leur déficit commercial (3,2 % du PIB en 2024).
Au lieu de chercher à corriger intelligemment ce déficit commercial, l’administration Trump s’enferme dans des postures économiques aussi étonnantes que dénuées de bon sens.
- D’abord, cette idée absurde selon laquelle l’économie mondiale serait un jeu à somme nulle, ce qui justifierait de « capter » – pour ne pas dire racketter – les richesses des autres nations au seul profit des Etats-Unis.
- Ensuite, encore plus stupéfiante, l’illusion que la politique tarifaire imposée dissuaderait durablement les partenaires commerciaux de prendre des mesures de rétorsion. Une hypothèse intenable : si, pour l’heure, peu de pays réagissent, invoquant un prétendu « principe de réalité », c’est au prix d’un oubli coupable du courage élémentaire qui devrait guider la conduite des affaires économiques.
Il est vrai que parler d’une crise financière sur les actifs libellés en dollar peut sembler surréaliste. Nombre d’observateurs invoquent d’ailleurs certains arguments – qui, jusqu’à présent, ont toujours prévalu – pour minimiser ce risque.
Premier argument : la suffisance des officiels américains et de certains analystes autour du fameux saving glut. Ce phénomène ne date pas de 2025, sous l’impulsion de Trump et Bessent, mais remonte à plus de dix ans, avec Ben Bernanke, ancien président de la Fed (2006-2014). Celui-ci considérait que l’excès d’épargne mondiale (global saving glut) devait naturellement se réinvestir massivement en actifs américains, compte tenu de la forte efficacité et de la productivité de l’économie des Etats-Unis. Mais cet argument, même s’il a pu être pertinent, ne tient plus aujourd’hui : non seulement l’excès d’épargne mondiale se réduit fortement dans un monde de plus en plus avide de capitaux – qu’il s’agisse de financer la transition énergétique ou la fameuse « économie de guerre » – ; mais, en outre, la recherche d’actifs réputés « sûrs », en particulier la dette publique de long terme (10 ans et au-delà), n’est plus aussi systématique. Les turbulences récentes sur les segments très longs des marchés obligataires souverains, qu’il s’agisse des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou du Japon, en apportent une preuve éclatante.
Second argument : le flight to quality ou flight to safety. Ce phénomène désigne le réflexe de refuge massif vers les emprunts d’Etat américains – des T-Bills de court terme aux Treasuries de long terme – lors des périodes d’aversion au risque, quelle qu’en soit la cause (économique ou extra-économique). Ce mouvement se traduit traditionnellement par une hausse des cours de ces titres et donc par une baisse de leurs rendements, dans l’idée qu’il s’agit des actifs les plus liquides au monde, immédiatement mobilisables en cas de grave crise de liquidité sur les marchés financiers. Or, pour la première fois, ce mécanisme semble ne plus fonctionner pleinement.
Au total, ces deux arguments méritent désormais d’être relativisés. D’autant qu’il existe aujourd’hui de plus en plus de solides prétextes pour spéculer contre le dollar – une spéculation non seulement crédible, mais susceptible de devenir massive et de rallier une large part des intervenants de marché, quels que soient leurs objectifs de gestion ou leurs contraintes réglementaires.
Nous en revenons ainsi aux trois types de raisons susceptibles de précipiter une crise financière américaine. Il est évidemment impossible d’en prévoir le moment exact, mais un horizon d’ici à la fin 2028 paraît envisageable, tant ces trois facteurs apparaissent liés – et le resteront – à la présidence Trump.
Tout d’abord, un facteur structurel susceptible de réduire l’appétit des investisseurs pour le dollar : l’inévitable dédollarisation.
Dollar : la fin progressive du privilège exorbitant
Certes, ce phénomène ne provoquera pas une crise immédiate et violente du dollar ni des actifs financiers libellés en dollar. Mais il entraînera une réallocation progressive, durable et structurelle des flux de capitaux, au détriment des actifs financiers américains.
Vingt-quatre ans après l’entrée de la Chine dans l’OMC, l’internationalisation du yuan reste balbutiante : sa part dans les paiements mondiaux tourne autour de 3,5 %, en complet décalage avec le poids de l’économie chinoise dans le PIB mondial. Pourtant, le groupe des BRICS – qui fêtera ses vingt ans l’an prochain, initialement composé de la Russie, de l’Inde et de la Chine, rejoint ensuite par le Brésil et l’Afrique du Sud, puis par de nombreux autres pays au fil des années – constitue désormais un contrepoids économique et donc monétaire de plus en plus crédible. Son objectif est clair et de plus en plus affirmé : se passer du dollar américain dans ses échanges commerciaux. Le commerce des matières premières et des métaux stratégiques pourrait en être l’accélérateur le plus décisif.
Le véritable saut qualitatif interviendra lorsque la Chine parviendra à convaincre l’Arabie saoudite d’exporter une part croissante de sa production pétrolière en yuans, entraînant dans son sillage d’autres producteurs du « Sud ». À condition toutefois que ces pays puissent utiliser librement les yuans reçus : qu’ils ne soient pas contraints de les réinvestir systématiquement dans l’achat de produits chinois – dont ils n’ont pas toujours besoin – ou de les conserver uniquement sous forme de réserves de change (même si le poids du yuan dans les réserves mondiales augmentera mécaniquement). Cela suppose que Pékin accepte une convertibilité intégrale de sa monnaie et favorise ainsi le développement de son internationalisation.
Sur le papier, cette évolution semble en contradiction avec les fondements idéologiques du régime chinois. Mais il ne faut pas sous-estimer le pragmatisme de Pékin en matière économique. La dédollarisation pourrait d’ailleurs prendre la forme d’une zone monétaire BRICS : un panier de devises dominé par le yuan, destiné dans un premier temps à concurrencer sérieusement le dollar comme monnaie de réserve internationale.
Nous verrons dans notre prochain article que le second facteur tient au développement d’une prime de risque politique, durablement négative pour les actifs financiers américains.