On oublie le risque, on promet de « noyer » l’économie sous un flot d’argent, on passe à la liquidité infinie : la destruction de la monnaie n’est plus très loin.
Les décideurs monétaires « mènent la dernière guerre » – c’est pour cela qu’ils abandonnent toute retenue et toute prudence.
C’est à partir de cette conviction que je prends plus de risque et que je produis des propos et des écrits moins nuancés.
Les élites monétaires, passées et présentes, abandonnent elles-mêmes la retenue. Elles poussent pour l’usage du nucléaire et l’abandon de toute considération des effets indésirables. La bonne vieille attitude qui consistait à mesurer/apprécier la balance des risques, à peser le pour et le contre – cette attitude disparaît.
Ainsi, au Brésil, le ministre des Finances n’hésite pas à promettre de « noyer » l’économie sous un déluge de monnaie en cas de dépression.
Il ne s’agit plus de préserver les grands principes du système, de faire semblant de maintenir l’essentiel – non, il s’agit d’éviter la grande révulsion et pour cela, peu importe si on en détruit des pans entiers.
L’un des plus grands parmi les grands investisseurs, Paul Tudor Jones (PTJ), a rendu public le fait que, face au nucléaire monétaire, il achetait du Bitcoin. Croyez-moi, PTJ n’est pas n’importe qui ; c’est l’une des personnes les plus compétentes de la planète. Christine Lagarde et autres Jerome Powell ne tiendraient pas 10 minutes face à un débat avec Paul. Je suis généralement avare de mes appréciations.
Les 40 dernières années ont constitué la plus grande période d’innovation et de progrès technologique depuis les « années folles ».
Ce n’est plus les banques qu’il faut sauver…
Le monde a connu une période d’innovation financière sans précédent sous le signe des mathématiques et des sciences statistiques.
On a opéré un passage historique, magique, faustien, depuis les prêts bancaires traditionnels délivrés par les banques vers un système dominé par la finance de marché protégée, couvée par les interventions de plus en plus rapprochées et puissantes des banques centrales.
Les marchés financiers fonctionnent maintenant comme de gigantesques banques sans cerveau, sans personnel compétent, sans credit-men, sans règles prudentielles, simplement guidés par l’appétit du gain, du jeu et les instincts moutonniers.
Et maintenant, ce sont les marchés qu’il faut sauver au lieu des banques.
Pour sauver une banque, il fallait des dizaines de milliards. Maintenant, pour sauver la Grande banque qui fait la transformation mondiale, la Grande banque qui fait du long avec du court, la Grande banque qui fait du sans risque avec le risque, la Grande banque qui fait de l’eau claire avec l’eau des égouts, il faut des milliers de milliards !
Il faut des milliers de milliards… et les capitaux propres des banques centrales sont dérisoires.
Il faut des milliers de milliards… et les capacités de garantie offertes par les gouvernements surendettés sont minuscules, laminées au plus fin.
Il faut des milliers de milliards… et les économies productives sont en chute libre, les cash-flows sont drainés, inversés, transformés en perte.
La seule issue, c’est le nucléaire – non pas en tant que susceptible d’apporter un remède, mais en tant que susceptible de terroriser les peuples et les économies, et ainsi de leur faire accepter l’inacceptable : la destruction programmée des monnaies.
L’innovation dans l’économie réelle a alimenté la finance, et l’excès financier a stimulé l’esprit d’entreprise et la prise de risques.
Dépassés par ce qu’ils ont déclenché
En combinaison, l’innovation dans les économies réelles et dans la finance a alimenté des changements historiques dans la structure financière et économique. Ces changements ont été non-voulus, non-maîtrisés ; ils ont eu leur logique propre, une logique fatale d’engrenage, pas celle de la volonté des hommes.
Autrement dit, les hommes ont été dépassés par les forces qu’ils ont déclenchées.
C’est bien sûr dans le domaine du risque que cela a été le plus considérable. On s’est laissé entraîner dans un engrenage de la fausse assurance par les dérivés – sans se rendre compte qu’in fine, à moins de trouver un réassureur sur la planète Mars ou Mercure, il n’y avait pas de vrai assureur final. Personne n’a les reins assez solides pour absorber le risque.
Le risque final, le risque ultime, ne disparaît jamais. On a beau le disséminer, lors des crises il se reconcentre, il se cristallise, il converge vers le lieu où il a pris naissance et se mobilise – c’est-à-dire qu’il revient comme une vengeance sur cette institution que l’on appelle le marché, et que j’appelle désormais la Grande banque.
Je suis l’un des rares à avoir compris la métamorphose de la fonction bancaire traditionnelle qui a transformé le marché en Grande banque.
Le risque, dans un système, il faut bien que quelqu’un le porte et l’assume ; se refiler le mistigri ne suffit pas, surtout quand son prix, le prix du risque, n’est pas au bon niveau – parce qu’alors, les capitaux propres pour faire face au risque sont partout insuffisants.
Le prix du risque, quasi-nul, est l’une des plus colossales erreurs des apprentis sorciers depuis 20 ans. C’est leur crime prométhéen : ils ont voulu défier les dieux.
Jan Cossiers – Prométhée emportant le feu
La Réserve fédérale a essentiellement appliqué une politique monétaire follement accommodante au cours des 30 dernières années afin de noyer et donc de dissimuler le risque. Elle a transformé le risque réel de non-solvabilité en un risque de liquidité.
C’est là où elle a défié les dieux : la solvabilité est limitée ; elle le sera toujours, par définition – tandis que la liquidité, dans un régime de monnaie fiduciaire, est infinie.
Le défi prométhéen est d’avoir appliqué de l’infini, la liquidité, sur du fini, la solvabilité. C’est un dépareillement radical, un désajustement criminel – qui doit être puni.
En attendant, cela a fait exploser les esprits spéculatifs. Après avoir commencé les années 90 à environ 450 points, le Nasdaq Composite a atteint en février dernier un plus haut historique de 9 838 points.
L’expansion du crédit a été quant à elle implacable, la dette non-financière passant de 10 500 Mds$ au début des années 90 à 55 000 Mds$ aujourd’hui.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]