** Nous évoquions mardi les nouveaux records absolus battus par le baril de pétrole (122,7 $). La publication hier d’une hausse des stocks de brut aux Etats-Unis fin avril ne parvient pas à le faire retomber sous les 121 $. Quoi qu’il advienne, son cours a doublé en 12 mois jour pour jour, et la hausse atteint 250% par rapport au 18 janvier 2007, 600% par rapport à janvier 2002, et 700% tout rond en 10 ans.
Tous ces chiffres, tous ces ratios qui donnent le tournis, vous y êtes accoutumés à force de nous subir (de nombreuses Chroniques ont traité du Peak Oil et de ses effets induits sur l’ensemble des matières premières)… mais il faut maintenant vous familiariser avec de nouvelles problématiques, bien plus dramatiques qu’une simple amputation plus ou moins douloureuse du pouvoir d’achat des consommateurs des pays développés.
Alors que le cours du baril s’est fermement installé au-dessus des 100 $ depuis le 8 avril dernier, après une première incursion à la mi-mars, le développement d’énergies alternatives — et en particulier de biocarburants — semble prendre un essor d’une ampleur comparable au lendemain du premier choc pétrolier de 1973.
L’essentiel des efforts devraient être concentrés sur les moyens d’économiser la précieuse ressource — ce qui impliquerait de la part de pays gros consommateurs de fuel et d’essence sans plomb de changer leurs (mauvaises) habitudes… mais le virage industriel le plus remarquable consiste dans le développement de carburants de synthèse à base d’amidon végétal, qu’il provienne de la canne à sucre ou du maïs — le plus célèbre et le plus disponible d’entre eux étant l’éthanol.
La question demeure encore et toujours « comment remplir les réservoirs » au meilleur coût — et non comment réduire radicalement la consommation des véhicules… ou même comment transporter différemment ceux qui doivent rejoindre leur lieu de travail et faire un crochet par le centre commercial le plus proche.
** La conséquence du développement de carburants tirés de la masse végétale, c’est l’allocation d’une part croissante des surfaces cultivables au profit de cultures non vivrières.
En Amérique du Nord, un quart des surfaces plantées de maïs sont destinées à l’industrie de l’éthanol (contre 10% trois ans auparavant). Les agriculteurs qui se lancent dans l’aventure, encouragés par des subventions fort incitatives, font pourtant un pari des plus risqués.
Voici ce qu’écrivait à ce sujet Kevin Kerr il y a tout juste un an dans une Chronique intitulée Jouons à la roulette météo : « pour beaucoup d’entre eux, les coûts entraînés par les semailles sont vertigineux. Semences, carburant, nouvel équipement, retards, engrais… la liste continue ».
« Toutes ces dépenses semblent justifiées par la ‘promesse’ d’un trésor lorsque cette précieuse récolte sera amenée jusqu’à l’usine d’éthanol la plus proche. Mais ce rêve pourrait se transformer en cauchemar pour bon nombre de fermiers si la météo ne coopère pas. En voyant les vastes champs de maïs et de soja, j’ai remarqué que la majeure partie des exploitations les plus grandes avaient des systèmes d’irrigations — de gigantesques arroseurs circulant dans les champs. Cependant, les fermes plus petites n’ont pas un tel équipement. Lorsque les températures de juillet atteindront leur sommet, l’irrigation sera nécessaire 24h/24. Or ces systèmes d’irrigation ne s’ouvrent pas simplement comme le tuyau d’arrosage de votre jardin — il leur faut du carburant. Beaucoup de carburant ».
Les surcoûts prévisibles avec un gallon de fuel à quatre dollars — et même au-delà — pourraient alourdir considérablement les frais associés aux prochaines récoltes et réduire d’autant leur rentabilité. Et que dire du bilan écologique dont les coûts sont difficiles à quantifier… voire carrément niés par le lobby de l’éthanol.
Saviez-vous qu’il faut un quart de tonne de maïs sur pied pour produire de quoi remplir un réservoir d’essence de 60 litres ?
Et il faut déverser 2 000 000 à 3 000 000 litres d’eau (oui, deux à trois millions de litres) pour produire une tonne d’amidon tiré du maïs ou de la canne à sucre. Autrement dit, chaque plein d’éthanol représente l’équivalent de 150 à 180 mètres cubes d’eau, soit la consommation annuelle d’un couple avec enfant en zone urbaine.
Pensez-vous que sans les subventions, la production d’éthanol puisse être rentable ?
** Beaucoup de consommateurs s’étonnent également de la flambée du prix des denrées alimentaires de base… parce qu’ils ne font pas le lien avec le coût de l’énergie. Le problème est un peu plus complexe que ne l’expliquent les distributeurs pointés du doigt dans la valse des étiquettes : certes, les coûts de transport des marchandises augmentent à cause du prix du fuel, le refroidissement des entrepôts frigorifiques également — mais c’est marginal, car l’électricité fait très bien l’affaire, à la place du pétrole… tout du moins en France.
L’un des facteurs inflationnistes trop peu souvent évoqué dans la presse — et les émissions grand public qui cherchent à désigner des coupables visibles plutôt que des facteurs remettant en cause notre mode de consommation — c’est l’eau !
Elle se fait de plus en plus rare dans les nappes phréatiques, elle est polluée, elle nécessite de plus en plus de traitements biochimiques pour pouvoir être consommée… et avec la flambée du pétrole, le coût de son acheminement explose.
L’effet de levier d’une infime variation du tarif de l’eau est impressionnant : les consommateurs que nous sommes se représentent rarement ce que chaque kilo de nos aliments favoris nécessite de mètres cubes d’eau avant de parvenir dans nos assiettes.
Fred Pierce, un des plus grands spécialistes mondiaux en la matière et auteur d’une étude sur la disparition des fleuves nous livre des éléments de réflexion étourdissants : « il faut entre 2 000 et 5 000 litres d’eau (5m3) pour produire 1 kg de riz, 3m3 pour 1 kg de blé, 500 litres pour 1 kg de pommes de terre ».
Et quand on commence à donner du grain au bétail, afin que ce dernier nous fournisse de la viande et du lait, les chiffres deviennent carrément surréalistes : il faut 11 000 litres d’eau pour produire ce qu’il y a de viande de bœuf dans un T-Bone (350 à 400 grammes de viande), de 2 000 à 4 000 litres d’eau pour que les mamelles d’une vache puissent produire un litre de lait. Le fromage ? Comptez une tonne d’eau par camembert de 250 grammes.
Et Fred Pierce d’enfoncer le clou : « vous estimez que votre panier à provisions devient quelque peu encombrant. Au point où nous en sommes, vous feriez mieux de laisser ce kilogramme de sucre sur son rayonnage : il a fallu pour l’obtenir environ 3 000 litres d’eau ».
« Et la boîte de 1 kg de café fait monter l’addition à 20 000 litres, ou 20 tonnes d’eau : imaginez un seul instant qu’il vous faille transporter toute cette eau jusque chez vous à la fin de vos courses ! »
« Convertissez ces statistiques à l’échelle d’un repas, vous obtiendrez plus de 100 litres pour une portion de riz, 150 litres pour le pain de votre sandwich, 500 litres pour une omelette de deux œufs ou une salade mixte, 1 000 litres pour un verre de lait, 1 500 litres pour une glace, 2 000 litres pour une côte de porc, 3 000 pour un hamburger et 5 000 litres pour un malheureux steak haché »…
« Vous avez un faible pour les sucreries ? C’est encore pire. Chaque cuillerée de sucre ajoutée à votre café correspond à 50 tasses d’eau. Ce qui est beaucoup, mais peu comparé aux 140 litres d’eau (ou 1 120 tasses) qu’il aura fallu pour produire le café lui-même. Vous préférez l’alcool ? Un verre de vin ou une pinte de bière demande 250 litres d’eau, un verre de digestif pas moins de 2 000 litres ».
** Vous nous pardonnerez de vous avoir noyé sous ces chiffres… mais c’était une étape nécessaire afin que vous touchiez du doigt à quel point nos modes de production sont totalement inaccessibles aux pays pauvres en ressources en eau.
Peut-être gaspillons-nous beaucoup de ce précieux liquide… mais nous en recyclons la majeure partie (celle qui ne s’évapore pas), ce qui a un coût — très supportable au demeurant.
Il est sans commune mesure, cependant, avec l’amortissement des infrastructures d’irrigation et de drainage, ainsi que celui du matériel agricole et de stockage. Et que faire lorsque l’eau n’existe qu’en quantité extrêmement limitée tandis que les populations qui vivent autour des rares puits connaissent une croissance exponentielle ?
Dans l’urgence où se trouvent les pays qui connaissent des émeutes de la faim, la seule solution consiste à remettre en culture des surfaces en jachère, arbitrer massivement la production d’éthanol au profit du soja, du blé, du mil, etc.
Nous possédons l’outil industriel adéquat pour accroître la production de céréales en quelques mois… mais si rien ne se passe, c’est tout simplement parce que les lois du marché jouent à l’encontre des initiatives en faveur des pays frappés par la famine.
En effet, les agriculteurs, les céréaliers, l’industrie agro-alimentaire ne produisent et ne conditionnent que ce qui est susceptible d’être vendu : avec le quintuplement du prix du riz en cinq ans (et son doublement en quelques mois), des centaines de millions de consommateurs ne peuvent plus l’acheter.
L’équation est simple : moins d’acheteurs solvables = moins de production = rareté relative = des prix plus élevés = encore moins d’acheteurs (comprendre des centaines de milliers de morts)… et cette spirale infernale paraît sans fin.
A moins que les gouvernements des pays développés n’interviennent en planifiant un surcroît de production au profit des pays en perdition économique, via des subventions… un mécanisme qui ne devrait guère changer nos vieilles habitudes occidentales.
Sauf que d’un point de vue culturel, il existe une résistance du monde à toute forme d’interventionnisme… sauf si cela aboutit à l’accroissement des profits d’une catégorie de producteurs disposant de lobbys assez puissants pour influencer les politiques (en faveur de l’éthanol par exemple).
De quels moyens de pression les ONG disposent-elles pour influencer les gouvernements, afin de court-circuiter la spéculation et réorienter les fameuses subventions agricoles en faveur de cultures vivrières ? Un rapide tour d’horizon de la presse économique vous permettra de constater que beaucoup de gens vont continuer de mourir sur la planète avant que les spéculateurs ne se détournent des contrats à terme sur les commodities.
Certains golden boys font cependant preuve de générosité et offrent une partie de leurs gains aux ONG qui luttent contre la faim dans le monde. Le problème, c’est que même si l’argent devenait suffisamment abondant, les céréales pour nourrir ceux qui en ont besoin n’existent tout simplement pas… même à prix d’or !
Il faudra de toute façon attendre la prochaine récolte en Birmanie et dans une large portion côtière de l’Asie du Sud-est : celle du printemps est détruite et les greniers du monde sont vides ! C’est tout le système agro-économique qui est à revoir ; la spéculation ne constitue qu’un facteur aggravant, elle n’est pas la cause de tous nos maux.
Philippe Béchade,
Paris