▪ Nous évoquions hier la mascotte des investisseurs pariant sur des taux demeurant éternellement bas (pour ne pas dire durablement négatifs) et des indices boursiers éternellement haussiers. La tortue — puisque c’est d’elle qu’il s’agit — a dégusté mardi soir une nouvelle feuille provenant des salades les plus appétissantes de Ben Bernanke et de ses collègues.
La Fed profite de son dernier compte-rendu de réunion de politique monétaire pour indiquer qu’elle pourrait « maintenir ses taux d’intérêt à un niveau très bas… pendant encore plus longtemps que prévu » si les perspectives économiques se détérioraient de nouveau ou si l’inflation devait encore reculer. A noter que cette formulation va au-delà du concept de « période de temps très étendue ».
S’agit-il d’une forme de compensation psychologique pour le traumatisme que pourrait causer l’arrêt du programme de rachat de créances immobilières (le 31 mars dernier) ? Rappelons que cette décision marque la suspension des mesures d’assouplissement quantitatif.
La brusque tension des taux longs observée fin mars/début avril, avec des rendements atteignant 4% sur la maturité 10 ans et 4,75% sur le 30 ans, a en effet coïncidé avec ce changement technique pourtant prévu de longue date.
▪ La dégradation des T-Bonds n’a pas empêché Wall Street de poursuivre l’inscription quotidienne de nouveaux records annuels — aucune anticipation de tension durable sur les taux américains à l’horizon. Le bon accueil réservé à la dernière enchère de 21 milliards de dollars de bons du Trésor US à échéance 2020 a de quoi réjouir les investisseurs. Avec un rendement de 3,90% contre 3,65% lors de la dernière adjudication, les acheteurs se sont bousculés au portillon et l’émission a été sursouscrite 3,7 fois (contre trois fois fin mars).
Conclusion, les liquidités demeurent abondantes et les institutionnels continuent de préférer détenir des T-Bonds US plutôt que des emprunts grecs. Athènes pourrait ne plus trouver preneur pour sa dette long terme… à moins d’offrir 7% si jamais elle devait annoncer une levée de fonds dans l’urgence. Depuis que des rumeurs d’amendement au plan de refinancement circulent dans les salles de marché, les investisseurs exigent une prime de 400 points par rapport aux Bunds.
▪ A moins d’avoir des capacités intellectuelles équivalentes à celles de la sympathique tortue choisie comme emblème du marché haussier par CNBC, il est difficile de croire que la Grèce pourra s’en tirer à moyen terme en offrant une rémunération de 4% seulement (au lieu de 6,9% mercredi soir) aux acheteurs des 20 milliards d’euros qu’elle va devoir refinancer d’ici fin mai.
En prenant la meilleure des hypothèses possibles (coup de pouce du FMI, mansuétude imprévue des marchés, coopération quasi miraculeuse de l’Allemagne), la Grèce va devoir consacrer 2% de son PIB au service de sa dette reconfigurée… Mais ce même PIB devrait se contracter de 2% en 2010, soit l’équivalent de la hausse de la TVA décrétée récemment.
La dette va donc continuer mécaniquement de gonfler cette année. De surcroît, les estimations les plus folles circulent au sujet du montant du déficit budgétaire. Le gouvernement de M. Papandréou prépare l’opinion à un chiffre voisin de 13% en 2009, la presse économique grecque évoque plutôt une fourchette allant de 13,5% à 14,3%.
Ramener ce déficit à 8,7% du PIB en 2010 s’avère donc mission impossible. Si jamais les marchés ne voulaient pas s’en laisser conter et réclamaient une prime de 5% — ce qui serait presque « cadeau » compte tenu de ce que nous venons d’évoquer — la Grèce devrait consacrer 4% de son PIB au service de sa dette, qui dépasse déjà les 300 milliards d’euros.
Plus elle devra rembourser, plus elle s’enfoncera dans la récession en ponctionnant agressivement le pouvoir d’achat des contribuables — ainsi que, dans une moindre mesure, celui des citoyens qui ne payent pas d’impôts.
▪ Les mauvaises langues prétendent que l’Angleterre ou les Etats-Unis ne sont pas en meilleure posture une fois réintégrées dans les déficits toutes les dépenses sociales (retraites, pensions, services de santé) qui ne sont pas « budgétisées ». Il s’agit d’une dette fantôme qui pèse plusieurs dizaines de milliers de milliards de dollars (c’est-à-dire un 4 suivi de 13 zéros… un chiffre proprement astronomique).
Alors les marchés tentent de se rassurer avec une « structure d’endettement harmonieuse » bien répartie entre emprunts courts (T-Notes de maturité allant d’ un mois à deux ans) et refinancement longs (T-Bonds sur 10, 15 ou 30 ans).
Mais toute la richesse produite sur Terre en 2010 (nous parlons des excédents commerciaux) ne suffira pas à combler les besoins en argent frais des seuls Etats-Unis (1 450 milliards de dollars). L’Europe devra elle aussi se procurer dans les 1 500 milliards de dollars cette année. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire où les pays développés se soient vus contraints de combler des impasses budgétaires supérieures à 3 000 milliards de dollars en une seule année.
Cet argent n’existant pas et la croissance mondiale ne suffisant pas à le créer, il va falloir l’imprimer (option suicidaire)… ou aller le chercher dans la poche des consommateurs… ou encore laisser l’inflation prendre ses aises, en espérant qu’elle ne consumera pas la planète comme un feu de brousse sur un sol asséché depuis beaucoup trop longtemps.
Les banques centrales rêvent de jouer sur les trois tableaux en espérant trouver le bon dosage, mais chacune de ces solutions constitue un poison mortel dans les circonstances actuelles.
▪ Et pendant que nous dissertons sur ces sujets qui glissent comme des gouttes d’huile sur la carapace de la tortue, le Nasdaq tente d’aligner une quatrième séance de hausse consécutive pour célébrer ce début de deuxième trimestre. L’indice VIX flirte de son côté avec son plus bas niveau (de stress) depuis trois ans, enfonçant le plancher des 16,6% du 10 janvier dernier.
Autrement dit, l’optimisme et l’appétit pour le risque atteignent tout simplement des records historiques… alors même que la poursuite de la reprise ne constitue en rien une certitude.
Les statistiques du jour en Europe ont en effet soufflé le chaud et le froid. La croissance a stagné au quatrième trimestre 2009, au lieu de poursuivre sur sa lancée du troisième trimestre. L’OCDE craint un nouvel accès de faiblesse de nos économies en 2010.
En Allemagne, les commandes industrielles intérieures se sont contractées de 1,9% en février, tandis que les commandes à l’export ont cru de 1,8%. Au total, les carnets de commandes ont stagné en février après une hausse révisée à 5,1% au mois de janvier.
Côté bonnes surprises, le secteur des services en Zone euro a enregistré en mars sa plus forte croissance (de 51,8 vers 54,1) selon la dernière étude de l’institut Markit. Son baromètre mensuel atteint ainsi son meilleur niveau depuis novembre 2007… mais il y a un bémol : la France enregistre une décroissance de l’activité du secteur tertiaire pour le quatrième mois consécutif et renoue avec ses plus bas niveaux depuis un an.
Toutes les salades de la Fed peuvent bien faire avancer la tortue du marché haussier… cela ne crée pas un seul emploi ni n’efface un seul dollar de dette !