** L’ambiance de déprime qui régnait hier soir sur le floor (le parquet) à Wall Street contrastait singulièrement avec celle constatée sur les pelouses s’étendant de l’obélisque au Capitole. Sur place, plus de 2,5 millions d’Américains pleins de ferveur et d’enthousiasme s’étaient massés pour acclamer le nouveau président des Etats-Unis et entendre son discours d’investiture.
Barack Obama a eu recours à des figures classiques comme la croyance en la grandeur de l’Amérique — qu’il promet d’essayer de restaurer — ou le sens du sacrifice (de Gettysburg aux plages de Normandie et jusqu’en Afghanistan) des soldats partis défendre partout dans le monde les valeurs fondatrices du pays. II a aussi opposé la vertu à la "cupidité et à l’irresponsabilité" des milieux d’affaires ainsi qu’aux "intérêts mesquins" de groupes de pression qui ont conduit le pays à faire de "mauvais choix".
Il n’aurait pas pu dénoncer plus directement les puissants lobbies qui ont façonné le visage (grimaçant de douleur) de l’Amérique actuelle. Il s’en est pris aux ultra-libéraux qui ont encouragé les banques à se ruiner et à ruiner la croissance mondiale, ainsi qu’aux groupes industriels (armement, électronique) proches de Dick Cheney qui ont entraîné le pays dans des guerres ruineuses — sur le plan budgétaire mais également diplomatique.
Dans un éditorial entendu lundi soir sur CNBC, un journaliste appelait à traduire G.W. Bush devant les tribunaux pour crime contre l’humanité. L’ex-président bénéficie d’une immunité contre de tels chefs d’inculpation mais il pourrait être inquiété dans le cadre d’une enquête pour haute trahison.
Dick Cheney aurait de nombreux motifs de préparer sa défense si certains aspects de la version officielle des événements survenus en septembre 2001 étaient remis en cause. Cependant, Barack Obama, qui a prononcé un discours d’union et non de revanche sur ses prédécesseurs, n’a jamais fait allusion à une telle éventualité. Certains pays "amis" comme le Canada ou l’Australie, qui ont perdu de nombreux concitoyens dans les attentats du 11 septembre, réclament "la vérité". Ils savent, comme nous tous, qu’il faudra probablement attendre 50 ans pour la connaître (avec l’ouverture des archives) mais le seul fait de ne pas s’en tenir aux conclusions des enquêtes menées par l’administration Bush/Cheney constitue déjà un précédent remarquable.
** Barack Obama n’ignore pas qu’en matière de gouvernement et de raison d’Etat, les événements que nous venons d’évoquer appartiennent à l’Histoire. La seule guerre qu’il a abordée (sous cette appellation) relève de la sphère économique : c’est celle-là qui doit d’abord être gagnée.
Obama a prévenu que la campagne sera longue, et la victoire incertaine ; des temps difficiles attendent l’Amérique alors que la récession étend son emprise et que le chômage explose.
Il a employé une formule qui résume peut-être l’esprit du mandat qu’il inaugure et qui apparaît presque révolutionnaire après huit ans d’administration républicaine : le plus important, ce n’est pas le score du PIB mais la façon dont les richesses créées sont partagées.
Et d’ajouter : "un pays ne peut prospérer longtemps en ne favorisant que les plus prospères."
Voilà un discours qui, vu d’Europe, semble faire référence à des notions familières — voire sympathiques — pour les citoyens des pays ayant connu l’alternance entre des gouvernements de sensibilité libérale ou socialiste. Il n’est en revanche guère porteur d’espoir pour les milieux d’affaires. Non seulement ils se voient reprocher leur avidité mais, en plus, ils se retrouvent sommés par le Congrès de participer au soutien des "forces vives" du pays alors que leurs caisses sont plus que vides.
** Les 20 milliards de dollars alloués dans l’urgence à Bank of America — qui a eu les yeux plus gros que le ventre en rachetant Merrill Lynch — ne seront pas redistribués sous forme de crédit aux PME qui en ont le plus besoin. Ils vont plutôt être affectés au colmatage des nombreuses brèches financières repérées dans le flanc du vaisseau amiral.
La principale source des pertes est l’effondrement des prix des maisons : il n’est pas près de se tarir si l’on en croit les spécialistes du marché immobilier. Le secteur va probablement encore connaître deux années de purge qui vont continuer de plomber les banques ayant fait des dérivés de crédit leur principale activité.
Il peut apparaître évident que si les Etats-Unis veulent arrêter l’inondation et la contamination du tissu économique par la multiplication des créances douteuses et l’exercice des assurances pour cause de défaut de paiement (les fameux credit default swaps qui ont lessivé les réassureurs, de nombreux fonds d’investissement spéculatifs puis toutes les banques qui ne peuvent percevoir la prime de couverture qu’ils escomptaient), il faut d’abord fermer le robinet ou couper l’arrivée d’eau — fusse au prix d’efforts surhumains. Il ne sert à rien d’entasser des éponges — qui ne seront jamais assez nombreuses — au pied de la canalisation.
Les éponges, ce sont les deniers des contribuables, lesquels se trouvent déjà ruinés par l’effondrement du prix de leur logement. C’est cela qu’il aurait fallu empêcher… mais cela nécessitait de se préoccuper en priorité du sort des emprunteurs et non de voler au secours des (riches) prêteurs.
Barack Obama n’est pas entré dans le détail des mesures de soutien à l’économie. Il a évoqué la faiblesse de la consommation ainsi que la montée du chômage mais il a réaffirmé que ‘le pays demeure le plus puissant et le plus prospère de la planète […] Nos ouvriers ne sont pas moins productifs qu’avant le début de cette crise et nos capacités de création de richesse ne sont aucunement entamées."
** Il n’avait guère le droit de sous-entendre le contraire mais les marchés ne se bercent pas d’illusions, même si le président a terminé son discours sous les acclamations. A mi-séance, Wall Street était en proie à un concert de lamentations, avec des pertes supérieures à 3% sur le S&P 500 et jusqu’à 4% sur le Nasdaq 100.
Aucun secteur, en dehors des pharmaceutiques, n’était épargné avant le discours d’investiture de Barack Obama. Deux heures plus tard, c’était à celui qui subirait les dégâts les plus lourds. A ce petit jeu, les bancaires, qui ont subi un repli moyen de 10%, bénéficiaient d’un avantage certain… avec le "petit plus" du discours présidentiel qui les désigne comme les (ir)responsables de la crise.
Alors qu’une poignée d’actions seulement s’inscrivaient en hausse au sein du Dow — et encore, pour des gains ne dépassant pas les 0,5% –, les spéculateurs semblaient trouver un charme fou au billet vert. Il refranchissait le cap des 1,30 puis, dans la foulée, des 1,29 contre l’euro ainsi que celui des 90 yens.
Il est difficile de ne pas relever le paradoxe : d’un côté, les cambistes semblent croire au rebond de l’Amérique — mais beaucoup ne jouent les devises que par opportunisme. De l’autre côté, les gérants de portefeuille voient, malgré les plans de relance, l’économie du pays aller inexorablement au tapis. Auquel cas, l’endettement des Etats-Unis deviendrait catastrophique pour l’image du dollar.
Leur principal argument est que les sommes engagées pour pallier l’effondrement de l’activité et de la consommation sont simplement moitié moins importantes que ce qu’il faudrait… et nous les approuvons.
Nous avons de la peine à imaginer qu’à une époque où la Fed et le gouvernement comptent en trillions (soit 20 Madoffs ou 200 Kerviels), le Congrès hésitera longtemps à rajouter 10 Madoffs par-ci ou 25 Kerviels par-là si cela peur éviter que le PIB chute de 5% ou que le taux de chômage atteigne les 20%.
Nous sommes même certain que les Chinois sont par avance d’accord avec la stratégie annoncée par Barack Obama : "l’heure des mesures sérieuses vient de sonner"… mais Wall Street n’entend plus que la sonnette d’alarme.
Philippe Béchade,
Paris
Rectificatif : Suite à l’article de Philippe Béchade publié dans la Chronique du 20 janvier 2008, où nous annoncions des pertes record pour HSBC, la banque nous écrit les précisions suivantes : "HSBC n’a pas fait de publications trimestrielles et a fortiori pas d’annonce de pertes ‘trimestrielles’. La dernière information datée [de lundi] d’HSBC est une déclaration reprise par l’ensemble de la presse et dans laquelle HSBC a indiqué ne pas avoir demandé d’aide au gouvernement britannique en matière de capitaux, et ne peut imaginer de situation dans laquelle une telle action serait nécessaire".