Quand les dettes s’accumulent, puis sont transformées en quasi-monnaie sans aucune contrepartie productive, l’inflation n’est pas une surprise.
Comme nous l’avons vu hier, les politiques des banques centrales depuis la crise des subprime ont mené à une accumulation de dettes, puis à l’annulation progressive de la partie de ces dettes rachetée par les banques centrales.
De ce fait, la monétisation des dettes publiques étant irréversible, l’inflation monétaire (la transformation de dette en monnaie) l’est tout autant. Les soi-disant volets restrictifs de la politique monétaire avec la fin des programmes de rachat d’actifs publics par les banques centrales sont plus des postures de banquiers centraux, que des actions crédibles de gestion du cycle de politique monétaire. Rappelons que l’arrêt des programmes de quantitative n’a pas conduit et ne conduira pas à des ventes significatives de titres d’état par les banques centrales (côté Fed comme côté BCE, si bien que la part des dettes publiques détenue par les banques centrales restera élevée).
En passant en revue les différentes origines de l’inflation, nous allons donc distinguer l’inflation en tant que phénomène monétaire (celle qui nous occupe ici) et les autres types d’inflation. La première est devenue irréversible, permanente et ne peut pas être combattue dans le contexte des systèmes monétaires internationaux qui régissent le monde. En revanche, les autres sont transitoires et peuvent être combattues par les autorités politiques et monétaires.
Trois inflations temporaires
Parmi les origines de l’inflation qui peut être contrée, on pense aux tensions sur les prix des matières premières en général, et des prix du pétrole en particulier. On sait que ce type d’inflation n’est pas structurelle mais transitoire, compte tenu de la forte variabilité des prix du pétrole. Ce type d’inflation peut donc disparaître rapidement et revenir rapidement. Par exemple, en zone euro, l’inflation qui avait atteint son pic en rythme annuel à 10,6% en octobre 2022 est tombée à 6,1% en mai 2023, sous l’effet quasi-intégral de la contribution énergétique, qui est passée de 4 points à 0 sur cette période.
Il y a aussi l’inflation due à des déséquilibres entre l’offre et la demande. Cette inflation ne peut pas être permanente, et elle peut être combattue par la banque centrale ou l’Etat en tuant les excès de demande via la politique monétaire ou budgétaire – ce qui est facile techniquement, mais plus difficile socialement et politiquement. Il est un peu plus difficile de combattre l’inflation due à des déficits d’offre (car ceci nécessite des réformes structurelles et relève considérations liées à l’innovation, au progrès technique, à la productivité, etc.). Mais globalement, ce type d’inflation liée à des déséquilibres offre-demande est gérable et peut disparaître.
On pense aussi à l’inflation qui trouve sa source dans les tensions quant à la répartition de la valeur ajoutée (profits versus salaires). Après tout, il ne faut pas perdre de vue que l’inflation trouve aussi son origine dans le conflit de répartition entre les employeurs et les salariés au sein d’une entreprise (niveau des marges et des salaires). Un des grands thèmes du moment est de s’interroger sur le retour probable de la spirale prix-salaires des années 1970 avec l’enchaînement suivant : les entreprises tentent de maintenir ou d’accroître leur profitabilité en augmentant leurs prix de vente et leurs marges ; les conflits sociaux se multiplient avec des revendications salariales plus fortes en réaction aux hausses de prix. Ce type d’inflation qui peut, par endroits, ressembler au type d’inflation précédent, peut être géré là aussi par des actions de politique monétaire et budgétaire.
Et une inflation qui persiste
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cet article est l’inflation via la croissance de la masse monétaire. Certes, pendant longtemps, la transmission de la monétisation des banques centrales s’est faite au niveau du prix des actifs financiers (entre 2009 et 2021, puis à nouveau en 2023), mais pas au niveau du prix des biens et services dans un contexte de forte mondialisation et de désinflation importée dans les économies de l’OCDE (jusqu’en 2021). A tel point qu’il était habituel d’entendre et de lire que l’inflation était impossible et interdite.
Mais voilà, les excès de dette transformés en excès de monnaie, qui ne seront jamais repris par les banques centrales, sont la caractérisation d’une inflation irréversible. Les caractéristiques de ce régime de forte inflation sont les suivantes : encours élevés de dépôts à vue dans le passif des bilans bancaires ; conséquence directe et indirecte, maintien à un niveau très élevé des réserves de banques dans le passif du bilan des banques centrales, malgré des politiques monétaires prétendument restrictives ; inflation des actifs financiers, qui maintient de forts effets richesse et donc un soutien potentiel aux excès de demande.
C’est bien à ce type d’inflation irréversible que s’applique les célèbres propos sur le dentifrice de Karl Otto Poehl, patron de la puissante Bundesbank (banque centrale allemande) entre 1980 et 1991 :
« L’inflation, c’est comme le dentifrice, une fois sorti du tube, on peut difficilement l’y remettre. Ainsi, il vaut mieux ne pas appuyer trop fort sur le tube. »
Ainsi, l’analyse traditionnelle du surendettement en général – et surtout du surendettement public en particulier – devient inadéquate. Ceci signifie que le risque de crise des dettes publiques est devenu « inexistant » pour la partie détenue par les banques centrales. Par contre, il faut continuer à analyser classiquement le risque qui porte sur la partie de la dette publique, détenue par les créanciers privés (ce risque est encore contenu avec des taux longs réels qui restent négatifs).
Qui veut de la dette… et de la dette-monnaie ?
Quoi qu’il en soit, les deux grandes questions qui se posent quant à la soutenabilité du surendettement public pour les encours non-auto-détenus (donc non-détenus par les banques centrales) sont les suivantes :
Premièrement, les déficits publics très importants ayant été monétisés, le problème n’est plus l’acceptabilité de la dette, mais l’acceptabilité de la monnaie : est-ce que les épargnants-investisseurs vont accepter de détenir beaucoup plus de monnaie ? Les risques de fuite devant la monnaie vont devenir de plus en plus probables.
Deuxièmement, si la partie de plus en plus significative des dettes publiques détenue par les banques centrales est annulée (donc non remboursée par les mécanismes que nous avons vus plus haut), qu’en sera-t-il de la part de la dette publique détenue par le secteur privé (banques, assureurs, ménages via l’assurance vie par exemple en France) ?
Cette part doit être remboursée. Si elle ne l’est pas, le risque de crise bancaire systémique et de choc macroéconomique sans précédent sous l’effet d’une spoliation de l’épargne des ménages augmente considérablement. Le compartiment de l’assurance vie investi en unités de compte (fonds actions et diversifiés) est en soi plus risqué, mais, au moins, cette épargne doit échapper à des nationalisations sauvages. Il est difficile pour un État d’exproprier un épargnant en actions de sociétés privées, sauf au prix d’une coûteuse et inutile nationalisation qui ferait exploser la dette publique, alors que c’est tout l’inverse qui est recherché.
Le cercle vicieux de la dette publique
Pour le stock de dette publique indexée sur l’inflation (11% des encours de dette publique négociable en France, soit autour de 260 Mds€), dans une configuration de forte inflation, les charges d’intérêt deviendraient insupportables pour l’émetteur ; c’est donc sans doute sur la dette indexée sur l’inflation que l’Etat français ferait défaut en premier lieu (ou, à tout le moins, qu’il y aurait une restructuration).
On voit bien là le paradoxe de la détention des obligations indexées sur l’inflation par un investisseur. Il s’agit d’un bon instrument de couverture pour une banque ou un investisseur institutionnel, qui a des passifs indexés sur l’inflation. En effet, l’investisseur est ainsi protégé sur ce type d’obligation du point de vue de la valeur de marché, mais, paradoxalement, s’expose plus facilement à un défaut de l’émetteur de titres indexés.
Maigre consolation, une situation d’inflation structurelle a des impacts favorables sur le niveau du déficit public (mais on parle de déficit public, alors que le stock de dette publique représente la somme des déficits publics accumulés au fil des années). A titre d’illustration, en 2022, l’inflation a eu des impacts à la baisse sur le déficit public par les mécanismes suivants : les impôts sont en général indexés immédiatement sur les prix, alors que les dépenses publiques (salaires des fonctionnaires et prestations sociales) sont indexées avec retard, et partiellement.