La hausse des prix du pétrole et du gaz va avoir un fort impact sur nos économies, et les réactions récentes des gouvernements européens ne laissent pas envisager une amélioration rapide de la situation…
Depuis 2014 et le début de la crise politique en Ukraine, la Russie a complètement changé la structure de ses réserves monétaires, comme nous l’avons vu hier. Alors que sa banque centrale stockait principalement des dollars et des euros, elle a évolué vers un système où l’or a pris une place majeure, tandis que d’autres monnaies comme le yuan chinois gagnaient en importance.
Ces réserves, la Russie les a constituées en partie grâce à ses capacités de production de matières premières essentielles, notamment énergétiques ou agricoles, qu’elle vend au reste de la planète (et pas seulement en Europe).
Maintenant que des sanctions sont appliquées par les pays occidentaux et les exportations depuis la Russie limitées, deux questions se posent : est-ce que cette production pourra être remplacée par celle d’autres pays, et quelles conséquences cela aura-t-il sur notre croissance ?
Pour le remplacement, c’est envisageable dans une certaine mesure pour le pétrole et le gaz, mais beaucoup moins pour les métaux rares. Et probablement pas pour le blé.
Quelles conséquences pour la croissance ?
Sur la base d’une hausse des prix du pétrole (stabilisé autour de 120-130 $) et du gaz vers 130 $/MWh (pic à 345 € par MWh le 7 mars), AXA a dégradé début mars ses prévisions de croissance de 0,4 point pour la zone euro en 2022, tandis que l’inflation serait plus élevée de 1,1% (soit environ 6% au total sur l’année).
JPMorgan anticipait de son côté 1% de croissance en moins dans l’eurozone si le Brent atteignait 125 $ (c’est fait !), et 2% de perdus à 150 $, avec des commodities restant perchées aux niveaux actuels : autrement dit, avec une prévision médiane de 1,5% soustraits, c’est un PIB réduit de moitié – par rapport aux précédentes prévisions des analystes – qui nous attend en 2022.
La Banque de France a ajouté ses prévisions à la liste, avec là aussi des scénarios qui dépendent du prix du pétrole et du gaz. S’ils se maintiennent – en moyenne sur l’année – au-delà de 119 € le baril et 181 € le MWh, nous serions à 2,8% de croissance du PIB en 2022, contre 3,6% projetés il y a seulement trois mois. Et l’impact du conflit est pour l’instant estimé par la Banque de France entre 0,5 et 1,1 point de croissance.
Et c’est sans compter l’impact des contre-mesures qui pourraient être annoncées par Poutine. Elles incluent l’interdiction pour les Russes d’honorer leurs engagements vis-à-vis de leurs créanciers étrangers, ce qui pourrait se traduire par un défaut sur la dette externe russe d’un montant de 478 Mds$ (Fitch et Moody’s classent déjà la dette russe en investissement spéculatif CCC ou « junk ») dont près de 150 Mds$ arriveraient à échéance d’ici la fin de l’année.
Parmi les entreprises françaises, la Société Générale est de loin la plus exposée au risque financier, au travers de sa filiale Rosbank qui est créancière des principaux groupes russes.
La Bourse de Moscou est restée fermée depuis le début du mois, mais certains de ses fleurons sont aussi cotés à Londres, et les performances sont à peine croyables, avec des chutes de 80% ou plus en une semaine.
Des valorisations évaporées
Aucun krach boursier de cette ampleur n’a jamais été observé depuis 1917 et la révolution russe. La place financière de Moscou est littéralement rayée de la carte, les entreprises qui y sont cotées subissent – en termes de perte de valeur – un sort similaire à celui des emprunts russes lorsque les Soviets répudièrent la dette contractée par le Tsar en 1918.
Le fonds souverain norvégien (le plus puissant du monde avec 1 150 Mds€ d’actif) va solder toutes ses positions en entreprises russes, à n’importe quel prix (quasiment pour zéro), peu importe l’ampleur des pertes : c’est un acte militant, une question d’honneur (ce qui n’a pas de prix !).
Ce fonds détenait 2,5 Mds€ – soit environ 0,2% de son encours – investis dans des entreprises et obligations russes (dont par exemple 0,83% du capital de Sberbank, sa plus grosse « ligne » devant Gazprom et Lukoil), donc les pertes se verront à peine pour le retraité norvégien mais, pour l’épargnant russe, ce krach est apocalyptique… jugez plutôt :
- Rosneft : -92,4% (dont -80% en hebdomadaire la première semaine de mars, et une capitalisation passée de 25 Mds$ à 6,36 Mds$) ;
- Gazprom : -94% (dont -88,6% en hebdo, de 125 Mds$ à 6,5Mds$) ;
- Lukoil : -99,7% (dont -98,4% en hebdo, de 70 Mds$ à 350 M$) ;
- Novatek : -99,7% (dont -99,3% en hebdo, de 80 Mds$ à 200 M$, pour le n°2 du gaz en Russie) ;
- Sberbank : -99,8% (dont -98,3% en hebdo).
Les actions russes sont donc au tapis, mais il y a bien plus gros à perdre pour les épargnants norvégiens – et tous les épargnants en général – sur les actions européennes si le boycott du pétrole et du gaz russe prôné par Washington est largement adopté. Si ce sera tout bénéfice pour les producteurs de GNL américain, ce sera surtout un désastre pour les industriels du Vieux continent.
Les marchés font malgré tout preuve d’un remarquable sang-froid : aucun mouvement de panique même si le CAC 40 a plongé d’environ 10% à l’issue de la première semaine de mars – la pire depuis mi-mars 2020. L’indice français s’est même permis un rebond de plus de 5% durant la séance du 9 mars.
Mais que se passera-t-il si des fonds souverains (Norvège, Singapour, Emirats, Qatar) et des géants comme BlackRock, Vanguard, Allianz, etc., décident de réduire leur exposition de 10% ?
Après s’être désengagés de valeurs qui se payaient entre 10 et 100 fois leur chiffre d’affaires depuis le milieu de l’été 2021, ils ont commencé à s’alléger sur les titres se payant plus de 50 fois leurs bénéfices et à surpondérer les « titans » de la cote. C’est-à-dire des titres qui offrent une meilleure rentabilité récurrente, mais qui procurent surtout la meilleure liquidité pour s’enfuir de Wall Street sans (trop) massacrer les cours en cas de pépin.
Où en sont l’or et l’argent ?
En ce qui concerne l’or et l’argent, leur hausse depuis le début de la crise apparaît encore d’ampleur anecdotique en regard d’un prix du gaz multiplié par six (à 345 $ le MWh) en deux mois, ou du pétrole qui s’envole de 66% depuis le 1er janvier et qui double depuis le 2 décembre dernier.
L’or a refranchi les 2 000 $ le 7 mars. C’est prometteur, mais cela reste modeste en regard des trajectoires observées lors de précédentes envolées du pétrole et des matières premières. Il est par ailleurs retombé depuis, comme le reste des matières premières, sur des annonces de négociations quotidiennes.
Mais imaginez le scénario si, en plus d’un baril de pétrole ancré au-dessus des 120 $, la Fed se retrouvait contrainte d’inonder le système financier de liquidités pour éviter un krach boursier, avant même de commencer à relever ses taux le 16 mars comme annoncé depuis des mois.
Imaginez si la BCE, au lieu de mettre un terme au cycle des TLTRO comme elle s’y est engagée mi-juin, décidait d’en proposer un quatrième ! En fait, elle devrait s’efforcer de « tenir parole » (pas de nouveau TLTRO : crédibilité préservée) tout en mettant en place un nouveau canal d’injection de liquidités.
En somme un énième système de prêts techniques, réservés aux institutionnels avec une définition hyper-alambiquée et permettant d’inonder discrètement les marchés, tout en se défendant de le faire.
Nous n’avons même pas besoin que ce scénario post-stagflationniste se réalise : il suffit que les marchés décrochent suffisamment fort d’ici la fin du mois pour que les investisseurs le jugent possible, puis souhaitable. Ils ne doutent pas d’être – une fois encore – entendus par la Fed.
Un groupe de pays se bat encore et toujours… pour une énergie plus chère
La plupart des pays mènent des guerres pour sécuriser leurs approvisionnements en énergie et en matières premières, mais l’UE est la première puissance à le faire pour perdre délibérément cet avantage !
A chaque étape du conflit, et surtout avant qu’il n’éclate, toute possibilité de solution diplomatique semble avoir été torpillée, tout espoir de trêve ruiné par l’escalade des tensions. Lorsque l’invasion du Donbass s’est enclenchée, malgré l’effet de surprise (Emmanuel Macron disait avoir obtenu qu’elle soit suspendue), cela n’avait déstabilisé les marchés que l’espace d’une demi-journée.
L’Europe a de son côté enchaîné les sanctions – sachant que cela n’arrêterait pas l’invasion du reste de l’Ukraine – jusqu’à ce que les marchés réalisent que cela ne s’accompagnait d’aucun plan de résolution du conflit, ni d’aucune espèce de porte de sortie « honorable ». Mais ces sanctions se succèdent sans autre but apparent que d’être les plus sévères et dévastatrices de l’histoire : le but est « l’anéantissement économique de la Russie ».
Le projet de boycotter durablement le pétrole et le gaz russe, au même titre que le pétrole et le gaz iranien depuis 10 ans, revient à orchestrer l’avènement de l’hyperinflation (le cauchemar de l’épargnant), l’anéantissement quasi instantané de notre propre croissance, et plus seulement celle de la Russie.
D’où la chute verticale de l’euro qui se surajoute à la flambée des prix de l’énergie, que nous payons en dollar… auprès de notre futur fournisseur de GNL, les Etats-Unis, artisans de la tentative de mise sous embargo de la Russie.
Peut-être les Européens ont-ils un plan très subtil pour tirer parti de « l’anéantissement économique de la Russie », son principal fournisseur de gaz, palladium, titane, nickel… tout en faisant son miel de l’importation d’un GNL qui coûtera deux fois le prix du gaz russe ?
Mais là, ça devient vraiment trop subtil pour nous… sauf si le but, c’est effectivement de plonger l’Europe dans une troisième crise : après la sanitaire et la militaire viendrait la crise monétaire, résultant des deux précédentes, qui déboucherait une bonne fois pour toute sur une remise des compteurs à zéro.
[NDLR : cet article est un extrait du numéro mensuel de mars de La Lettre des Affranchis. Vous pouvez retrouver plus d’informations sur cette publication et comment s’y abonner en cliquant ici.]
1 commentaire
Il faut arrêter avec ce GNL américain, les capacités de liquéfaction du côté américain, la disponibilité de méthaniers sont insuffisantes et il n’existe pas de réserve de capacité de regazéification en Europe. Il faut 2 ans minimum pour les créer et qui va investir pour un combustible que l’Europe dit vouloir abandonner dans 10 ans?