** Ne vous fiez pas à l’aspect anodin des scores de clôture jeudi soir (le DJ EuroStoxx 50 terminait inchangé, l’Eurotop 100 en hausse de 0,06%, Francfort en repli de 0,05%, Londres cédait 0,13%) : la volatilité était bel et bien présente, avec par exemple presque 100 points d’écart entre les extrêmes du jour à Paris — le CAC 40 grappillant in extremis 0,25%.
Un célèbre dicton boursier postule qu’il faut « acheter la rumeur et vendre la nouvelle ». Ce fut une rude leçon pour les opérateurs outre-Manche, car le FT 100 est en effet retombé en moins de deux heures d’horloge de +1,5% jusque vers -0,8%, avant un retour à l’équilibre.
L’euphorie initiale s’est volatilisée dès que la Banque d’Angleterre eut confirmé qu’elle réduisait — comme la City l’anticipait joyeusement depuis 48 heures — son taux directeur de 25 points de base, à 5,5%. Les économistes et les commentateurs ont rapidement exprimé leurs interrogations concernant l’imminence d’un ralentissement de la croissance et les risques d’éclatement de la bulle immobilière en Angleterre ; à Londres les prix baissent depuis quatre mois et Newcastle — la ville d’origine de Northern Rock — est littéralement sinistrée.
Côté zone euro, la BCE annonçait sans surprise qu’elle maintenait son taux directeur inchangé à 4%. Lors de sa conférence de presse, J.C. Trichet s’est montré beaucoup plus préoccupé par la maîtrise des pressions inflationnistes que par les risque de ralentissement de la croissance — alors même que l’OCDE revoit à la baisse ses prévisions 2008 concernant le PIB européen, à 2,3% au lieu de 2,7% estimé précédemment.
** Pendant ce temps, Wall Street continue de miser à fond sur une baisse des taux mardi prochain. Après une entame de séance légèrement négative, marquée par des ajustements techniques, les indices US sont gaillardement repartis à la hausse : à mi-séance, le Dow Jones (+0,5%) débordait les 13 500 points, le S&P 500 s’adjugeait +0,65% et testait la barre psychologique des 1 500 points, le Nasdaq Composite gagnait +0,8% avec les 2 700 points en ligne de mire.
En ces temps d’habillages de bilans, nombre de gérants n’hésitent plus à viser un retour du Dow Jones vers les 14 000 (il ne s’en faut plus que de 3,5%)… et pourquoi pas l’inscription d’un nouveau record historique absolu, au-delà des 14 100, pour clôturer en beauté l’an de grâce 2007 ?
** Et la crise du subprime dans tout ça ? Mais de quelle crise parlons nous ?
Wall Street apprécie au plus haut point d’être exonéré, par décision prise au plus haut niveau de l’Etat, du paiement cash des erreurs du passé. Les dérives et les excès du système et de ses principaux acteurs ne seront pas sanctionnés, au nom du too big to fail [« Trop gros pour faire faillite », ndlr.].
Le rôle des marchés est de pousser des pratiques apparemment rationnelles (et parfois délictueuses, s’agissant du subprime) jusqu’à leurs conséquences les plus absurdes… Le rôle de la Fed et de l’administration fédérale — notamment d’Henry Paulson, à qui Wall Street envisage déjà d’élever une statue — est de trouver des parades aux désastres qui surviennent inéluctablement.
Le message du secrétariat d’Etat au Trésor et des membres du Congrès US est clair : l’urgence ne consiste pas à rechercher puis punir des coupables… elle consiste à sauver la mise des victimes, y compris celle des pompiers pyromanes. Ce fut déjà le cas avec LTCM en 1998, cela recommence moins de 10 ans plus tard avec la crise du subprime — à une toute autre échelle !
La Maison-Blanche va donc accorder à ses propres institutions financières et aux citoyens américains les plus avides et les plus inconséquents ce qu’elle refuse aux pays en voie de développement — surendettés ou économiquement exsangues — depuis des décennies.
George Bush avalise le déversement d’un flot de liquidités à des conditions préférentielles — la Fed est là pour y veiller — au profit des banques, ainsi que l’adoption d’un moratoire sur les teasers inclus dans les plans de financement à taux variable (qui permettent de ne rembourser durant deux ou trois ans que des montants dérisoires avant de payer « plein pot »).
Ces conditions éminemment favorables (qui prévoient le versement initial de petites mensualités à taux fixes pour l’emprunteur) vont ainsi pouvoir être prorogées pour une période totale de cinq ans. Nous parions que si la situation ne s’améliore pas, le Congrès US autorisera une extension à sept, voire 10 ans de tels avantages — ce qui devrait laisser le temps aux propriétaires menacés de saisie imminente de pouvoir revendre leur bien une fois la conjoncture immobilière redevenue plus favorable.
** Selon le spécialiste des prêts hypothécaires Freddie Mac, le taux d' »incidents » (défauts de paiement durant plus de deux mois) atteint le montant record de 5,6% des dossiers de prêts — c’est le plus élevé observé depuis 21 ans. Le taux de saisies, expulsions/ventes aux enchères atteint 0,8%, mais les procédures de foreclosure concernent en fait 1,7% des dossiers.
Selon Moody’s, pas moins de deux millions d’emprunteurs sont d’ores et déjà à haut risque (potentiellement insolvables), et 500 000 saisies/revente de logements individuels (le double du total attendu en 2007) sont envisageables en 2008.
C’est une menace mortelle pour le marché immobilier US puisque ce montant représenterait entre 8% et 10% de la totalité des transactions (neuf +ancien) attendues l’an prochain ; un ratio propre à faire s’effondrer les prix et aggraver la crise dans des proportions incontrôlables.
** L’administration républicaine ne peut prendre le risque de voir le mandat de G.W. Bush s’achever par un désastre — qui serait non seulement militaire et diplomatique, mais également financier. L’Amérique usera de tous les artifices pour éviter l’effondrement de tout un système basé sur une succession de bulles d’actifs et de dettes.
Hillary Clinton est sur la même longueur d’onde, et elle appelle également au sauvetage des ménages les plus fragiles, par le biais du gel des taux fixes qui leurs ont été consentis ces derniers mois et via la coopération des organismes parapublics.
En réalité, ce sont surtout les grandes banques américaines et leurs filiales spécialisées dans la structuration de dérivés de crédit qu’il s’agit de sauver. L’engloutissement de la Nouvelle-Orléans et le déplacement de centaines de milliers d’Américains pauvres n’avaient suscité aucun plan d’aide de la part des banques américaines aux populations en détresse, leur poids économique s’avérant dérisoire.
L’impact de l’ouragan Katrina n’a pas le moins du monde affecté la rentabilité des Big Five de Wall Street au quatrième trimestre 2005… mais c’est une toute autre musique avec la crise du subprime : les conséquences sont si profondes que les banques se retrouvent empêchées de prêter !
** Pour résumer la situation : si les prêteurs ont besoin d’argent, la Fed va leur en offrir en quantité — bon marché naturellement. Si les emprunteurs ne peuvent pas payer, ils verseront ce qu’ils peuvent (après enquête, d’après la rumeur). Si des logements vides ne trouvent pas preneur — des rues entières sont couvertes de panneaux « A Vendre » –, le secrétaire d’Etat au Développement immobilier et urbain Alphonso Jackson va autoriser les municipalités à étendre leurs programmes de rachat de créances en déshérence, avec le soutien diligent des spécialistes du refinancement hypothécaire Fannie Mae et Freddie Mac.
Les municipalités américaines vont être autorisées à émettre des paquets d’obligations garanties par l’Etat, assorties de coupons entièrement défiscalisés pour les souscripteurs. Cela équivaut à nationaliser les junk bonds (créances pourries) détenues par les banques.
Pour éponger les mauvaises dettes, quel meilleur moyen que d’en émettre de nouvelles, assimilables à des Bons du Trésor ? Il s’agirait alors d’emprunts adossés — c’est un juste retour des choses — aux impôts versés par les ménages américains, premiers bénéficiaires supposés des nouvelles mesures de soutien au marché immobilier.
Voici une nouvelle illustration du principe qui sous-tend le capitalisme moderne : privatiser les gains (et rester entre soi pour la distribution des méga-bonus)… nationaliser les pertes.
** A propos de nationalisation, celle qui se profile pour la banque britannique Northern Rock nous fait beaucoup sourire. Vous souvenez-vous des cinglantes leçons de « bonne conduite » administrées par le gouvernement (puis toute la presse financière) britannique aux responsables français lorsqu’ils osèrent avancer quelques malheureux milliards d’euros –remboursables à terme échu — à France Télécom ou Alstom pour leur éviter un rachat à vil prix et un dépeçage par des fonds d’investissement anglo-saxons ?
S’agissant de Northern Rock, ce sont des dizaines de milliards de livres sterling qui ont été injectés en urgence par la Banque centrale britannique — sans préavis et en toute opacité — pour empêcher une réaction en chaîne catastrophique qui aurait dévasté la City.
Que n’avions-nous entendu entre 2002 et 2004 au sujet de ces intolérables entorses françaises aux règles de la libre concurrence, de ces interventions étatiques qualifiées d’illégales, de cette incapacité médiévale à nous débarrasser de nos pratiques colbertistes !
Nous nous tenons les côtes en découvrant les solutions mises en place par tous les donneurs de leçons de morale économique qui se retrouvent aujourd’hui confrontés à la crise du subprime : n’importe quel expédient vaut mieux que la ruine, n’importe quel déni de la réalité vaut mieux que le chaos !
Mais le hasard — auquel nous ne croyons guère, pas plus qu’au libre-arbitre de Wall Street — tient peut-être sa revanche : il pourrait bien se charger de leur infliger ces deux fléaux !
Philippe Béchade,
Paris