Vendredi, le scénario a été le même en Europe puis à Wall Street. Les indices américains ont évolué en territoire négatif durant une bonne partie de l’après-midi avant de s’arracher à la hausse au cours des cinq dernières minutes de la séance.
Voilà encore une de ces preuves de confiance fabriquées sur mesure par quelques acteurs bien intentionnés à la veille d’un week-end prolongé aux Etats-Unis (ce lundi est jour férié pour tous les américains, il s’agit du President’s Day).
Le S&P 500 a grappillé in extremis 0,15%, le Nasdaq 0,06% (cela s’est joué à la toute dernière minute) et le Dow Jones se détache avec un gain de 0,6% à 12 390 points.
L’indice historique clôture par ailleurs au plus haut du jour, du mois et de l’année. Son gain hebdomadaire passe d’un modeste 0,4% à un confortable 1%. Il aligne une 10ème semaine de hausse sur une série de 12, et une 20ème sur une série de 24. C’est le plus long épisode haussier sans consolidation depuis 60 ans… c’est-à-dire depuis la formidable période de prospérité économique du milieu des années 50, lorsque l’Amérique était à la fois le premier banquier et le premier exportateur de la planète.
Aujourd’hui, les indices américains réalisent le même exploit — alors que les Etats-Unis sont le plus gros débiteur et le plus gros importateur de produits manufacturés du monde. Si nous avions pronostiqué à la mi-février 2009 que cet état de fait déboucherait deux ans plus tard sur un record historique du Russell 2000, vous auriez cru que nous entamions la rédaction d’un second manifeste du surréalisme (le 1er datant de 1924, le second de 1930… cela faisait 80 ans qu’une nouvelle version attendait de voir le jour).
L’exploit réalisé par le Nasdaq, qui retrace son record du 31 octobre 2007, apparaît tout aussi surréaliste. Il a par ailleurs gagné plus de 5% depuis le précédent vendredi des "Trois sorcières" et aligne trois semaines de hausse consécutive.
▪ Les mécanismes de consolidation et de correction des excès ont été intégralement désactivés par le "QE2" de la Fed. Cette dernière plaide pour qu’il soit mené à son terme alors que le G20 indique que ces injections d’argent sorti de nulle part contribuent grandement à la volatilité des matières premières et des denrées alimentaires.
Il n’existe plus qu’une seule opinion, totalement hégémonique : la hausse ne peut que se poursuivre tant que le marché reste gouverné par les flux de liquidités et se déconnecte de façon de plus en plus radicale par rapport à la conjoncture économique présente ou à venir.
Un nouvel exemple nous a été administré vendredi matin. Il y a eu une totale absence de réaction négative des opérateurs lors de l’annonce par la Chine d’un nouveau tour de vis monétaire. Pékin rehausse en effet de 50 points de base le coefficient des réserves obligatoires pour les banques du pays et prévient que le cycle du resserrement monétaire amorcé en octobre dernier n’est pas terminé.
Aucun résultat tangible n’a encore été observé au niveau de l’inflation et du dégonflement de la bulle immobilière… Cependant, Pékin ne veut pas rééditer l’erreur de la Fed : elle avait trop tardé à relever son taux directeur début 2006 — elle avait ensuite mis les bouchées doubles et contribué au brutal effondrement des dérivés de crédit.
La Fed va pouvoir continuer de s’inspirer de son baromètre inflationniste en plâtre puisque les statistiques officielles font état d’une hausse des prix limitée à 1,6% en rythme annuel. Les salaires n’ont pas progressé — grâces en soient rendues aux 17,5 millions de chômeurs que compte le pays… Quant à la hausse de la fiscalité locale, elle ne rentre pas en ligne de compte, et pour cause, dans le calcul du coût de la vie.
▪ La modération des salaires, voilà un des vieux chevaux de bataille de la BCE : Jean-Claude Trichet est revenu à la charge ce week-end pour enfoncer le clou. Le pouvoir des ménages s’érode dans les pays qui font encore de la croissance, il s’effondre dans ceux qui sont en récession… mais qu’importe, les citoyens européens devront faire avec — ou se convertir au crédit revolving à 21%.
Ils n’ont qu’à moins rouler : ceux qui n’ont pas d’emploi n’ont de toute façon aucune raison de se déplacer. Ils n’ont qu’à moins manger de céréales au petit-déjeuner — les chômeurs n’ont qu’à rester au lit au lieu de se remplir la panse.
Et Jean-Claude Trichet d’étayer sa démonstration avec le sempiternel exemple de l’Allemagne : elle maîtrise ses dépenses publiques (grâce aux excédents commerciaux), et les salaires de fonctionnaires ont effectivement moins progressé qu’en France ou en Italie ces 10 dernières années.
Le patron de la BCE occulte toutefois un de ces détails qui prive sa thèse de la moindre pertinence économique : les prix de l’immobilier en Allemagne ont pratiquement stagné ces 10 dernières années, de telle sorte que se loger — un des besoins fondamentaux de l’individu — reste abordable pour une majorité de citoyens, même si leurs revenus ont effectivement peu progressé au cours de la décennie.
▪ En France, en revanche, il faut tenir compte de la pénurie de logements en Ile-de-France et de l’attrait des beaux quartiers de Paris pour des acheteurs étrangers au pouvoir d’achat illimité. Les fonctionnaires et les salariés du privé se trouvent ainsi rejetés de plus en plus loin en banlieue, même si leurs traitements et salaires suivent — ou devancent légèrement — le coût de la vie.
Il existe en France, en Angleterre ou en Italie des phénomènes spéculatifs qui faussent les prix du marché dans certaines villes ; ils sont totalement inconnus en Allemagne et dans la plupart des pays nordiques, où la population a de surcroît tendance à se contracter.
L’Espagne est symétriquement en pleine déflation immobilière. La profusion de logements inoccupés n’est pas un gage de stabilité économique : avec 20% de chômage (un taux qui flirte avec les 50% chez les moins de 25 ans), des salaires et des pensions de retraite en baisse, le pays devient une poudrière sociale qui en rappelle bien d’autres… Elles viennent d’ailleurs d’exploser sur le pourtour de la Méditerranée en début d’année.
▪ Il faut se méfier des recettes miracle qui fonctionnent tellement bien chez les autres. Regardez par exemple la prospérité de l’Irlande, de l’Angleterre et des Etats-Unis, assise sur une bulle immobilière et surtout une création sans contrôle d’argent virtuel au travers des dérivés de crédit.
Aujourd’hui, la Fed ne fait rien d’autre qu’imprimer un argent tout aussi virtuel… Et n’allez pas penser que le fait de connaître à l’avance la quantité qui sera déversée chaque matin sur Wall Street d’ici fin mars (en se fiant au programme des émissions du Trésor US) rend le système financier plus fiable et plus sain.
Non seulement le shadow banking n’a pas disparu, mais des petits malins sont en train de modifier leur structure juridique pour échapper totalement à l’obligation de respecter les ratios de solvabilité bancaire imposés par la récente loi Dodds-Franck (inspirée par Paul Volcker, qui vient de démissionner de son poste de conseiller spécial de Barack Obama).
Pour résumer la situation, le système financier reste plus opaque qu’il ne l’a jamais été. L’argent brûlant créé par la Fed est irrésistiblement attiré par les investissements les plus spéculatifs — d’où une flambée des matières premières sans aucun lien avec l’intensité de la demande réelle… Enfin, les états occidentaux, victimes de longue date d’une évasion fiscale à grande échelle puis plus récemment de la prise en charge forcée des mauvaises dettes du secteur privé, deviennent insolvables — à tel point que seule l’hyperinflation peut désormais les sauver.
Dans de telles conditions, la hausse des marchés ne peut que se poursuivre : toute option autre que la fuite en avant se solderait effectivement par un désastre.