Les banques centrales ont dévoyé leur rôle et leurs fonctions. Cela fausse et déséquilibre le fonctionnement entier du marché – et a des répercussions qui dépassent largement la seule sphère boursière et financière.
Nous avons vu hier que les banques centrales se sont éloignées de leur rôle d’origine pour se concentrer sur le court terme – ce qui est préjudiciable à l’économie sur le long terme.
Aujourd’hui, nous illustrons tout cela par quatre facteurs bien précis…
1. Première illustration : les banques centrales dites modernes sont en train de transmettre leurs spécificités, privilèges et habitudes à l’ensemble des acteurs de l’économie privée et publique.
Parmi les spécificités d’une banque centrale, il existe le non-remboursement de la dette émise. En créant de la monnaie, la banque centrale émet une dette sur elle-même, non exigible – en tout cas tant que la monnaie émise est acceptée comme moyen d’échange, de paiement, de transaction et de réserve.
On imagine mal qu’il en soit autrement dans une économie moderne. Eh bien, aujourd’hui, beaucoup d’États se conduisent comme s’ils ne rembourseront jamais leurs émissions de dettes publiques ; en se disant qu’elles finiront bien par être restructurées ou bien purement et simplement monétisées donc transformées en monnaie émise par la banque centrale.
C’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer avec des dettes publiques de plus en plus détenues par les banques centrales et de moins en moins par des investisseurs privés.
Cependant, les banques centrales étant « nationalisées », la dette publique est donc de plus en plus auto-détenue et donc de moins en moins exigible. Dès lors, le surendettement public devient un faux problème.
Attention, cependant…
… Si le risque de crise des dettes publiques est devenu inexistant, cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de risque de crise financière. La crise des monnaies fiduciaires remplacera tôt ou tard les crises traditionnelles (krach obligataire ou krach actions).
2. Seconde illustration : l’indifférence aux valorisations de marché
Autre spécificité de la banque centrale, celle-ci reste relativement indifférente au mark-to-market (valorisation) des actifs qu’elle possède car elle n’est pas liée par les règles comptables qui s’imposent aux banques.
Cela signifie qu’il n’y a pas de pression à se recapitaliser comme pour une banque normale en situation de baisse des fonds propres provoquée par des moins-values latentes ou réalisées sur certains actifs détenus.
Les marchés et investisseurs rentrent également de plus en plus dans cette logique d’« indifférence » vis-à-vis du prix auquel sont rentrés en portefeuille les actifs et vis-à-vis de leur variation de valorisation.
Ils ont été et sont protégés par ce que l’on a appelé les puts successifs des banquiers centraux de Greenspan (c’est vieux) à Powell et Lagarde en passant par Bernanke, Yellen, Draghi ou encore Kuroda (toujours en fonction à la Banque du Japon).
Le put en questions est une assurance implicite mais inconditionnelle de la banque centrale, selon laquelle celle-ci interviendra dans des contextes de stress sur les marchés financiers : par des mesures conventionnelles de baisse des taux directeurs… ou par des mesures non-conventionnelles d’injections exceptionnelles de liquidités… ou par des mesures encore moins conventionnelles d’achat d’actifs privés et/ou publics.
Toutes ces choses auront pour effet de faire remonter le prix de tous les actifs financiers, quels que soient leurs fondamentaux.
Certes, de temps à autre, des bulles d’actifs financiers éclatent à l’occasion d’événements extra-économiques qui mettent en lumière l’insoutenabilité de leurs valorisations ; mais ces anciennes bulles finissent par se reformer rapidement puisque la crise née de l’éclatement de ces bulles relève sans cesse le niveau du put sur tel ou tel sous-jacent financier.
3. Troisième illustration : les banques centrales donnent aux marchés financiers – tout du moins à leurs acteurs – l’illusion de l’immortalité
Il suffit de regarder comment certaines émissions sur des durées extrêmement longues sont sursouscrites par les investisseurs.
L’abondance de liquidité ayant amené les taux longs des emprunts d’États jugés les plus sûrs à des niveaux très bas (ce qui est encore largement le cas encore en dépit des tensions récentes), la quête de rendement absolu a conduit nombre d’investisseurs à rentrer dans leurs bilans des papiers de moins en moins bien notés (corporate investment grade puis high yield et émergents), sur des maturités qui dépassent l’espérance de vie, y compris celle des plus jeunes d’entre nous.
Un investisseur particulier ou professionnel « normalement » constitué ne devrait pas investir sur ce type de papiers même s’il a des passifs longs (car de toute façon, il faut aussi prendre en considération certaines lois d’écoulement de ce type de passif).
Il devient dès lors nécessaire de faire évoluer des réglementations inadaptées qui déresponsabilisent l’investisseur, voire l’obligent, avec une répression financière qui ne dit pas son nom, à investir irrationnellement : le risque souverain est au-dessus de tout soupçon, les durées les plus longues et par définition les plus risquées ne sont pas correctement rémunérées puisqu’elles bénéficient d’une bonification réglementaire ou d’un aléa moral.
4. Quatrième illustration : les banques centrales ont développé et renforcé un sentiment d’impunité chez les investisseurs
Les marchés vivent depuis plus de 12 ans sûr de confortables rentes de situation. C’est un peu comme si l’investisseur achetait des produits financiers structurés avec le rendement assuré et bonifié sur la période de court terme et les risques transférés dans le futur (à la collectivité avec les renflouages, ou à un établissement qui reprendrait les actifs en cas de scénario catastrophe).
Combien de fois a-t-on entendu que si les choses se compliquaient sérieusement sur les marchés, il y aurait toujours un acheteur ou prêteur en dernier ressort ?
Comment être crédible et ne pas favoriser populismes et extrémismes si ceux qui prennent des décisions stupides et dangereuses ne tirent jamais les conséquences de leurs erreurs ?
Il faudrait pourtant punir toute erreur (disons toute erreur systématiquement répétée) et récompenser tout effort : ce n’est que de cette façon qu’un système économique peut fonctionner de manière juste et efficace.