▪ Nous avons expliqué, sans varier d’argumentation depuis la mi-septembre, que la hausse simultanée de l’ensemble des classes d’actifs (matières premières, bons du Trésor, métal précieux, actions, denrées agricoles) trahissait un arbitrage massif au détriment du dollar. Elle reposait sur de l’argent qui n’existe pas encore et devrait — dans la meilleure des hypothèses — sortir des imprimeries de la Fed à partir du 3 novembre.
Car il s’agit bien de cela : des liquidités qui n’ont qu’une existence virtuelle. Et si elles en viennent à se matérialiser, elles ne reposent sur aucune richesse additionnelle de l’économie américaine, que ce soit par le biais d’une croissance rejoignant la « moyenne historique » ou des recettes fiscales.
Wall Street s’est employé pendant six semaines à faire taire ou à discréditer tous ceux qui dénonçaient cette escroquerie financière et intellectuelle. Le moyen utilisé : les cours de bourse, censés synthétiser toutes les anticipations et symboliser la pseudo-omniscience des marchés.
C’est en effet beaucoup plus simple de faire grimper les cours en passant chercher son chèque au guichet de la Fed… que de s’exposer à être mis en difficulté dans un débat portant sur l’opportunité et l’efficacité supposée d’un prochain assouplissement quantitatif (le précédent ayant échoué, c’est de notoriété publique) avec les gérants de fonds de retraite et les créanciers des Etats-Unis.
Cela fait des semaines que nous dénonçons cette fraude. Nous avons traversé de grands moments de solitude face à un rouleau compresseur médiatique répercutant le concept qu’il faut se fier au « bon sens » de Wall Street et surfer sans état d’âme sur la tendance haussière.
Il est plus facile de museler les détracteurs de l’assouplissement quantitatif (ou « QE », pour quantitative easing) dans la presse ou sur les chaînes câblées américaines qu’au-delà des frontières des Etats-Unis.
Il suffisait par exemple de ne pas évoquer les avertissements d’Axel Weber concernant l’usage de la planche à billet en Europe. Ou encore de passer sous silence les critiques du Prix Nobel Joseph Stiglitz — qui passe désormais pour un « socialiste » aux yeux de son Oncle Sam.
▪ Les Etats-Unis peuvent se ficher comme d’une guigne de l’avis d’un « socialiste »… mais c’est paradoxalement beaucoup plus dangereux s’il s’agit de l’opinion d’un communiste de la vieille école — surtout s’il a le statut de premier créancier de l’Amérique.
Wall Street ne manquera pas de méditer sur cette déclaration du ministre du Commerce chinois mardi matin. Il exprimait naturellement le point de vue officiel de Pékin, selon lequel « la création monétaire est hors de contrôle aux Etats-Unis ».
S’il avait évoqué la Lettonie ou la Thaïlande, les investisseurs occidentaux seraient déjà en train de rapatrier leurs capitaux et la monnaie locale serait en chute libre face au yen ou à l’euro.
Mais supposons qu’une partie du public qui regarde FOX-TV, par exemple, n’aime vraiment pas que les Chinois se permettent de critiquer « Helicopter Ben » ou « Turbo Tim » (Geithner). Ils pourraient s’en sortir par un haussement d’épaules et quelques jurons avant d’aller remplir leur caddie de produits made in China dans le Wal-Mart le plus proche.
▪ Ils peuvent faire la sourde oreille face aux critiques de Pékin : qu’ils s’occupent de faire grimper le yuan et on en reparlera… Cependant, il leur sera plus difficile de juger quantité négligeable les attaques à l’artillerie lourde contre la Fed de Bill Gross, le PDG de la plus grande firme détentrice de bons du Trésor US, à savoir PIMCO.
La Pacific Investment Management Company (dont PIMCO est l’acronyme) gère l’épargne de millions de futurs retraités sur la côte ouest des Etats-Unis. Elle constitue de facto l’un des plus grands créanciers privés de l’Etat fédéral américain.
Elle s’était singularisée en avril dernier en refusant d’acheter des bons du Trésor grec, même avec la garantie conjointe des pays de l’Union européenne. « Athènes devrait faire défaut avant trois ans » répétait ce mardi (26/10) M. Mohamed El-Erian, l’un des stratèges en chef du groupe, basé à Newport Beach.
Bill Gross va plus loin dans la critique de l’action de la Fed et du Trésor — beaucoup plus loin qu’avec le gouvernement grec. Dans la lettre mensuelle sur les perspectives d’investissement publiée ce mercredi, il compare la dette publique des Etats-Unis à une escroquerie de type schéma de Ponzi et son refinancement par le biais du « QE » à une gigantesque fraude pyramidale ; nous ne sommes pas les seuls à comparer l’endettement des Etats-Unis à un « super-Madoff »…
Il note que les Etats-Unis ont parfois réussi à rembourser leur dette nationale (notamment celle de la Deuxième guerre mondiale). Cependant, ils ont tort de s’appuyer aujourd’hui sur le postulat que tant qu’on peut trouver de nouveaux créanciers pour rembourser les emprunts précédents, la spirale de l’endettement peut se perpétuer indéfiniment.
Bill Gross estime que la capacité de la Fed à faire repartir la croissance est sérieusement mise en doute. Selon lui, l’éclatement de la bulle obligataire est imminente : la logique de Charles Ponzi a déjà été poussée un peu plus loin avec le sauvetage du secteur bancaire. Aujourd’hui, ce qui est en jeu, c’est le sauvetage de 31 états sur 50 qui sont en situation de faillite comptable, au même titre que la Grèce, mais à des degrés parfois bien plus sérieux.
Tim Geithner — et derrière lui de nombreux membre du Congrès US — appellent les marchés à ne pas s’inquiéter du gonflement des déficits budgétaires parce que cette fois-ci, la Fed sera l’acheteur de premier et peut-être de dernier ressort. Mais qui garantit le remboursement des actifs inscrits au bilan de la banque centrale… sinon chaque contribuable américain, sur lequel pèse déjà un encours de dette équivalent au prix moyen d’un logement (environ 200 000 $) ?
Bill Gross ne conclut pas seulement que la Fed doit renoncer à son projet de « QE2 » ; chacun d’entre nous sait qu’elle ne le peut pas. Selon lui, les précédentes phases d’injection massives de liquidités dans le système financier ont déjà conduit les Etats Unis à un « moment critique de leur histoire » : la stabilité de l’économie mondiale est compromise.
Wall Street peut toujours faire semblant de mépriser ces avertissements… Sauf qu’en additionnant les centaines de milliards de bons du Trésor US (et autres treasuries) gérés par PIMCO et les masses encore plus considérables détenues par la Chine, les misérables tripatouillages de cours qui s’enchaînent depuis des semaines ne pèsent pas bien lourd.
On peut tromper un petit nombre de personnes très longtemps, on peut en abuser beaucoup sur un court laps de temps… mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps !
L’une des questions qui nous taraude demeure : pourquoi toutes ces vérités éclatent-elles seulement à une semaine du FOMC de la Fed ? Etait-ce le délai nécessaire aux initiés pour se couvrir ?