** La "main invisible" s’est glissée, un certain 26 février 2007, dans un gant de plomb… et à l’image du champion de boxe écossais Adam Smith, elle s’avère incapable d’en ressortir toute seule.
La candide Goldilocks n’était autre qu’une Calamity Jane en robe vichy ; cela a déclenché la fureur des ours qui, en représailles, saccagent Wall Street.
La BCE, si fière dans son armure don quichottesque de pourfendeuse de l’instabilité monétaire, assiste impuissante à la chute de 16% de l’euro face au dollar depuis la mi-juillet, et à son effondrement de 10% en l’espace d’une semaine face au yen. La monnaie unique a même chuté de 6% en une seule séance hier entre 145 et 135 yens : un record absolu de baisse en moins de six heures !
Quel camouflet ! Le yen est la devise du pays le plus endetté au monde — à 180% ou 190%… on ne sait plus, J.C. Trichet se serait fait hara-kiri depuis longtemps. En outre, il est le baromètre d’une économie en perpétuel retard d’un cycle de croissance par rapport à l’Occident depuis 1990.
L’absurdité de l’envolée du yen n’est qu’apparente. Rien ne survient vraiment par hasard dans le chaos qui s’est emparé lundi des mécanismes de la finance globale. Le débordement de la résistance majeure des 102,6 face au dollar signe une inversion du flux des carry trade et un renversement majeur des anticipations.
Là encore, les capitaux mis en jeu défient l’imagination. Nombre d’opérateurs se font littéralement broyer par cette machine infernale qui s’est transformée en piège mortel depuis que le rendement du dollar à un mois tend vers les 1,25%. C’est un différentiel de rendement quasi-nul face au yen, demeuré sans effets nocifs tant que la vague technique de rapatriement de cash vers les Etats-Unis — en provenance d’Europe notamment — s’avérait intense.
** L’anticipation d’une baisse imminente de taux en Europe est rendue indispensable — c’est du moins le sentiment du marché, pas celui de la BCE jeudi dernier — par la gravité de la récession. Elle a même commencé à faire son chemin dans les esprits… Et comme si cela ne suffisait pas, la mésentente cordiale des quatre membres européens du G8 réunis autour de Nicolas Sarkozy ce week-end a parachevé la disgrâce de l’euro.
Il aurait pourtant pu être puissamment soutenu par des déclarations définitives du style : "tout sera mis en oeuvre pour sauvegarder la stabilité monétaire". La spéculation n’a qu’à bien se tenir, des figures de rhétorique implacables se dressent devant elle. Le problème, c’est que même les professions de foi les plus vibrantes sont trahies dès le lendemain sous la pression des événements.
Des solutions "parfaitement inutiles" la veille deviennent incontournables le lendemain. L’Allemagne vient ainsi d’indiquer qu’elle va apporter une garantie publique à l’ensemble des dépôts de ses particuliers, à hauteur de 568 milliards d’euros — une mesure qui apparaissait sans objet lundi dernier.
Cette annonce est intervenue dans la foulée du sauvetage en catastrophe de l’établissement financier Hypo Real Estate, spécialisé dans l’immobilier d’entreprise et deuxième acteur du marché hypothécaire allemand. Il recevra 15 milliards d’euros en plus d’une ligne de crédit de 35 milliards d’euros. Et qui sait à combien s’élèvera l’ardoise des subprime pour Hypo Real ? En effet, le chiffre de 100 milliards d’euros à l’horizon 2009 — soit 9% de la valeur de ses actifs — circule déjà dans la presse allemande.
** C’est le moment d’oser une question impertinente : la BCE s’était-elle émue l’an dernier du rachat de Defpa — dont le siège était implanté à Dublin pour des questions fiscales — par Hypo Real ? Nombre des actifs récupérés dans cette opération étaient de véritables bombes à retardement vu l’ampleur de la bulle immobilière en Irlande — qui avait déjà commencé d’éclater en août 2007.
La BCE se comporte depuis des années comme un océanographe chargé de prévenir la population des risques d’un tsunami dévastateur… mais qui passerait son temps à prendre la température de l’eau, de peur que les baigneurs ne se brûlent.
Le tsunami vient de surgir avec une rapidité et une violence inouïe ; tous les thermomètres de la BCE sont cassés — de toute façon, à quoi vont-ils lui servir désormais ? La BCE vient de suggérer jeudi dernier qu’elle pourrait faire une distribution de serviettes éponge au profit des investisseurs qui ne se sont pas encore noyés.
Ah la belle affaire qu’une baisse de taux alors que le système financier est sous les eaux et le tissu bancaire en lambeaux !
J.C. Trichet consentait à reconnaître lors de sa dernière interview que les incertitudes ont atteint un degré "exceptionnellement élevé". Ce qui revient à déclarer, devant un mur d’eau de 50 mètres de haut lancé à 200 km/h : "mais qu’est-ce que cette curieuse écume qui semble flotter au ras de l’horizon ? Nous ferions bien d’étudier de plus près ce phénomène avant de prendre des mesures qui pourraient être interprétées comme relevant d’un alarmisme prématuré".
Si les anticipations inflationnistes étaient bien "ancrées" jusqu’au début de l’automne, il faut craindre que la chaîne et l’ancre aient été arrachées du tréfonds des critères de Maastricht comme un simple trombone… tandis que retentissaient les sirènes d’alerte au krach boursier sur l’ensemble des places mondiales.
** En termes de "destruction de valeur", ce lundi noir du 6 octobre bat tous les records en une journée de bourse, et ce même si la barre des 15% avait été franchie à la baisse en séance à Paris un certain 19 octobre 1987 — on ne parlait pas encore de CAC 40.
En Asie comme en Europe et à Wall Street, la communauté financière et les stratèges — du moins ceux qui n’ont pas encore reçu leur lettre de licenciement — se focalisent désormais sur les fondamentaux… et ceux-ci sont très mauvais. La récession est en effet devenue une réalité aux Etats-Unis.
Avec le plongeon de 8% des places européennes hier, les ménages vont se sentir sévèrement appauvris et encore plus vulnérables tandis que de nombreuses entreprises cotées en bourse taillent déjà dans leurs effectifs de façon préventive.
Les chiffres de l’emploi américain d’ici fin 2008 risquent d’être franchement alarmants. Avec l’explosion du nombre de chômeurs, les défauts de paiement sur les prêts immobiliers mais également les cartes de crédit vont grimper en flèche et aggraver encore les difficultés de banques… puis plomber la croissance.
C’est le sentiment que rien n’est plus désormais en mesure de casser ce cercle vicieux qui tétanise les marchés. Le tarissement des liquidités — le gel des échanges interbancaires — interdit aux institutionnels de se porter au secours des actionnaires.
** Les valeurs françaises ont subi une perte record de 9% dans un volume de 7,65 milliards d’euros — ce qui est relativement étroit vu les écarts — après avoir affiché jusqu’à -9,5%. Le CAC 40 a touché 3 680 points au plus bas, un gap remontant à mai 2008 a été comblé.
Les places européennes s’effondraient de 7,75% en moyenne, ce qui valide la cassure d’une longue série de planchers graphiques majeurs de part et d’autre de l’Atlantique. L’enfoncement des planchers annuels entraîne par ailleurs le déclenchement de programmes de vente informatisés, ce qui rajoute au chaos ambiant.
Pour beaucoup de titres, le syndrome de la vente à tout prix est déjà très palpable. Les valeurs financières se retrouvent de nouveau au coeur de la tourmente avec des écarts allant jusqu’à -20% pour Dexia et RBOS ou -24% pour l’assureur Aegon.
Le Dow Jones (-3,65%) enfonçait lundi soir le seuil psychologique des 10 000 points à 9 965 points. Il plongeait même de 800 points vers 20h15 mais Wall Street reprenait la moitié du terrain perdu au cours des 90 dernières minutes. Il faut dire que le Dow Jones s’effondrait de 7,8% vers 20h15 (heure française), le Nasdaq de 8,8% et le S&P 500 de 8%, soit la plus forte baisse en intraday depuis le retentissant krach du 19 octobre 1987.
Au final, les rachats à bon compte ont permis de limiter la casse à 3,6% pour le Dow et à 4,4% pour les technos, qui ont inscrit un plus-bas depuis le 13 août 2004. C’est cependant un mouvement purement technique qui s’est déclenché alors que les pertes cumulées en six séances atteignaient 17% pour les actions cotées sur le NYSE et 20% (à peu de choses près) sur le Nasdaq. L’indice est en effet passé en sept séances de 2 210 à 1 780 points, soit le plus gros écart d’un seul tenant depuis la mi-avril 2000.
Au cours de cette séance historique, pas moins de 1 630 valeurs cotées sur le NYSE ont atteint leur plus bas cours annuel ; une seule — grâce à une OPA — a inscrit un plus-haut. Au sein du Nasdaq, le rapport était de 1 030 contre 5 avec plus de 3,6 milliards de titres échangés.
D’un point de vue technique, le marché nous hurle de vendre à chaque tentative de rebond des indices — mais notre sixième sens nous chuchote de reprendre doucement position sur des titres parapétroliers, des spécialistes des équipements et des infrastructures collectives… et enfin, mais oui, sur quelques banques de dépôt européennes, désormais largement sous-évaluées, qui deviennent des proies faciles pour quelques gros détenteurs de cash dans les pays émergents ou de l’OPEP.
Philippe Béchade,
Paris