Même si nos banques devraient être capables de résister face à un défaut sur la dette russe, d’autres chocs qui découleront de ce défaut pourraient faire trembler les fondations du système financier.
Hier, nous nous interrogions sur le risque systémique. Un risque qui met en péril l’ensemble du système économique et financier par un effet de contagion, à partir d’une crise de solvabilité ou de liquidité d’une institution financière majeure.
Si nous avons établi comment il fonctionne, et pourquoi il est minimisé par une majorité d’analystes et d’investisseurs, il nous reste à déterminer si la guerre en Ukraine pourrait le faire ressurgir.
Revenons donc sur les deux raisons dont nous avons déterminé qu’elles peuvent être à l’origine d’un risque systémique.
Première raison : les expositions directes et la solvabilité
Dans le cas de la crise potentielle de solvabilité, il s’agit d’évaluer l’exposition directe aux contreparties (Etat russe et contreparties « privées ») d’institutions systémiques. Selon la BCE, en premières estimations, l’exposition totale des banques européennes s’élèverait à environ 100 Mds€.
Sans doute faudra-t-il ajouter à cela l’impact indirect de la guerre sur les activités des banques. Notamment la baisse des commissions en gestion d’actifs si les marchés actions replongeaient ou les pertes de trading, mais aussi l’explosion du coût du risque suite à des défaillances de clients affectés soit par la hausse des coûts de l’énergie et le rationnement des approvisionnements en gaz, soit par les sanctions à l’égard de la Russie, soit par les deux.
Mais si l’on s’en tient à l’exposition directe des banques (risques « facilement » identifiables) et aux estimations de la BCE, la question est de savoir si les pertes potentielles sont absorbables et s’il n’existe donc pas un risque de crise systémique.
Si la situation n’est pas critique sur ce plan, elle l’est beaucoup plus sur la liquidité… Cliquez ici pour lire la suite.
Une façon d’appréhender la solidité d’une banque est d’analyser son ratio de solvabilité, qui rapporte les fonds propres aux actifs pondérés en risques.
(Bien sûr, il existe un éternel débat sur le fait de savoir si les risques mesurés dans ce ratio sont correctement évalués et, surtout, s’ils ne sont pas sous-estimés – mais nous ne rentrerons pas dans ce débat dans le cadre de cet article.)
Si l’on regarde le ratio de fonds propres de base de catégorie 1 (Core Equity Tier 1 ou CET1), il ne semble pas y avoir péril en la demeure. En effet, le plancher réglementaire de ce ratio est fixé depuis 2019 à 7%, mais, en données agrégées, celui-ci atteint 15,6% fin 2021 (pour les 130 banques européennes supervisées par le Conseil de la sureveillance prudentielle de la BCE).
En considérant un total d’actifs pondérés en risque autour de 8 200 Mds€, cela signifie alors un montant total de fonds propres « durs » pour l’ensemble du périmètre de banques autour de 1 280 Mds€ (c’est-à-dire 15,6% de 8 200).
Un choc russe de 100 Mds€ ferait, toutes choses égales par ailleurs, passer ce ratio de 15,6% à 14,4%, ce qui est absorbable, puisque bien assez éloigné du plancher des 7%.
Deuxième raison : les pertes et la liquidité
S’il est relativement aisé d’identifier les expositions directes des acteurs économiques à la crise russe et d’en tirer des enseignements objectifs sur le degré de probabilité d’une crise bancaire systémique, il est en revanche très compliqué d’évaluer les dégâts collatéraux.
C’est pourtant de ce côté-là qu’il faut regarder pour tempérer notre sérénité développée dans la « première raison ».
En effet, comment pouvons-nous évaluer les conséquences de pertes potentielles colossales de hedge funds suite à de (désormais probables) défauts russes ?
N’oublions pas que l’une des manifestations les plus violentes de risque systémique dans l’histoire « récente » des marchés eut lieu en septembre 1998, avec la faillite du hedge fund LTCM, victime collatérale du défaut… russe (eh oui, déjà ! Quoique pour de toutes autres raisons qu’aujourd’hui).
Le risque ici est l’accélération des ventes forcées et la contagion de la baisse d’un actif à d’autres actifs, potentiellement pas du tout corrélés d’un point de vue fondamental au premier actif.
Nous avons un recul suffisant aujourd’hui pour identifier quelques pistes de stress potentiel en cas de faillite d’un gros intervenant.
La première est que, lorsqu’un fonds subit de grosses pertes, il faut qu’il rembourse par anticipation tout ou partie des financements octroyés par les prime brokers (les intermédiaires financiers des institutions) et qu’il réponde à des appels de marge correspondant aux pertes sur ses positions. Cette situation sera d’autant plus intenable que le niveau de levier est important. Dans le pire des cas, cela revient à vendre ses actifs à n’importe quel prix.
Pire, les faillites de certains fonds peuvent conduire certains établissements à vendre les milliards de dollars de titres qu’ils avaient reçus en garantie de la part de ces fonds. Ceci amplifierait les ventes forcées et, dans ces situations, personne ne se pose pas de question, tout le monde vend ce qu’il possède de « liquide ». C’est ce que l’on appelle sur les marchés financiers le « flight to liquidity », ou la course à la liquidité.
C’est ici que revient l’idée d’une contagion. Depuis le début de la guerre en Ukraine, on a observé une contagion de la chute des actifs russes à certains actifs d’Asie. Non pas qu’il y ait une corrélation fondamentale claire et explicite, mais plutôt une corrélation de type géopolitique. Par exemple, des sorties du marché action à Hong Kong qui n’avaient pas été aussi élevées depuis mars 2020, à plus de 5 Mds$. Les investisseurs anticiperaient – à tort ou à raison – que la Chine finira par s’allier de manière plus ou moins explicite à la Russie et que cette situation provoquera des mesures de rétorsion vis-à-vis de la Chine de la part des Occidentaux.
Ce n’est pas de la finance fiction, et il faut intégrer dans nos scénarios cette démondialisation annonciatrice d’une rupture de l’ordre monétaire international (cf. notre article récent sur les risques d’une dédollarisation) et de risques géopolitiques d’affrontement entre un bloc Chine-Russie (avec quelques « alliés » ponctuels au Moyen-Orient et en Asie) et un bloc Union européenne-Etats-Unis
Pour finir, nous devons reparler des ventes forcées. En effet, si les rachats se poursuivent dans des fonds de dette émergente incapables de liquider leurs actifs russes, cela risque de peser sur les actifs émergents les plus imposants. En Chine, ce sont par exemple les obligations gouvernementales et les obligations privées à haut rendement libellées en dollars.
Ce risque est d’autant plus important que de gros investisseurs sont très exposés sur les dettes chinoises – publique comme privées – et que les fondamentaux du secteur immobilier chinois restent préoccupants (Evergrande finira bien par faire reparler de lui tôt ou tard…).