Un économiste américain remet en cause la politique de la Fed, et son annonce la semaine dernière de remonter ses taux directeurs de 0,25%. Une politique monétaire basée sur des « vœux pieux » ?
Larry Summers livre une analyse critique de la récente décision de la Fed de monter ses taux d’un quart de point et de publier ses prévisions futures de six hausses de taux.
L’analyse technique n’appelle aucun commentaire, elle est raisonnable et certainement correcte : la Fed vit dans un monde de vœux pieux et se raccroche à ses illusions. Elle est laxiste.
Le diagnostic de la Fed attaqué
Mais ce n’est pas ce qui est intéressant dans l’opinion de Summers, il va plus loin. Surtout pour qui sait lire entre les lignes. Il ne se contente pas de mettre le doigt sur les erreurs techniques de la Fed. Il attaque son diagnostic, sa compétence et pire, sa bonne foi :
« Ou peut-être que les membres du FOMC se méfient des prévisions pessimistes. Mais pourquoi ne devraient-ils pas faire des prévisions réalistes ? C’est une vision étrange et préjudiciable de la responsabilité démocratique que celle qui exige des prévisions fallacieuses de la part d’institutions respectées. »
La Fed ferait des prévisions fallacieuses !
Elle met la crédibilité de l’institution en jeu.
Elle produit du populisme.
Elle est immorale : « Elle se doit de faire preuve de plus de rigueur intellectuelle et de réalisme honnête qu’elle ne l’a fait cette semaine. »
Voici son texte en intégralité, traduit par mes soins :
« Le marché boursier a répondu positivement mercredi à la décision de la Réserve fédérale d’augmenter les taux d’intérêt et de planifier six autres augmentations d’ici la fin de l’année.
J’aimerais pouvoir partager cet enthousiasme.
Au lieu de cela, je crains que les projections économiques du Federal Open Market Committee (FOMC) ne représentent une continuation de ses vœux pieux et de ses illusions du passé récent.
Commencez par le marché du travail. Il est maintenant plus serré qu’à n’importe quel moment de l’histoire : le ratio postes vacants/chômage est à un niveau sans précédent, les démissions atteignent presque des records et la croissance des salaires continue d’augmenter au rythme de 6%, après s’être accélérée rapidement au cours des derniers mois. Le FOMC s’attend à un nouveau resserrement, à un taux de chômage de 3,5%, qui devrait se maintenir jusqu’en 2024.
Trois ans à 3,5 % de chômage, une situation que le pays n’a pas connu depuis environ 60 ans, est hautement invraisemblable. En effet, l’expérience historique montre que lorsque le chômage est inférieur à 4%, il y a 70% de chances pour que le chômage augmente rapidement au cours des deux prochaines années parce que l’économie entre en récession.
Mais ce n’est pas l’absurdité centrale des prévisions de la Fed.
Le principal problème est l’idée qu’un marché du travail extrêmement tendu pourrait coïncider d’une manière ou d’une autre avec un ralentissement rapide de l’inflation.
Même selon la comptabilité optimiste de la Fed, une économie équilibrée nécessite un taux de chômage de 4%, ce qui signifie qu’elle s’attend à ce que le marché du travail reste anormalement tendu au cours des prochaines années.
Les données sur les postes vacants et les tensions renforcent l’idée que ces conditions sont inflationnistes et non désinflationnistes. Les salaires représentent de loin la composante la plus importante des coûts. Alors qu’ils augmentent si rapidement, quelle base y a-t-il pour oser supposer que l’inflation ralentira jusqu’à la fourchette de 2% prévue par la Fed ?
Se concentrer sur le resserrement du marché du travail comme base de prévision de l’inflation s’inscrit résolument dans la tradition keynésienne progressiste. De nombreux économistes se tournent, comme l’ont fait Milton Friedman et Paul Volcker, vers des métriques de la masse monétaire ou de la dette publique projetée pour se guider sur l’inflation. Ces indicateurs sont beaucoup plus alarmants.
Un regard sur les révisions des prévisions de la Fed depuis décembre révèle la confusion de sa pensée.
Le principe central de la politique monétaire anti-inflationniste est que, pour réduire l’inflation, il faut augmenter les taux réels. De manière équivalente, il est nécessaire de relever les taux d’intérêt au-delà de l’inflation contrecarrée et au-dessus d’un niveau neutre qui n’accélère ni ne ralentit la croissance. J’avais pensé que cela était universellement accepté suite au travail de John Taylor, ancien fonctionnaire de l’administration George W. Bush, et de l’ancienne présidente du conseil des conseillers économiques de l’administration Obama, Christina Romer, ainsi que de son mari, David Romer.
Pourtant, hélas, en raison des révisions à la hausse des prévisions d’inflation, les taux réels prévus par la Fed ont en fait baissé au cours de ces derniers mois. En d’autres termes, les plans du FOMC ne prévoient même pas de suivre l’augmentation de l’écart inflationniste.
Il est difficile de voir comment des taux d’intérêt qui, même dans trois ans, seront inférieurs d’environ 2 points de pourcentage aux taux d’inflation actuels peuvent raisonnablement être considérés comme constituant une force de modération suffisante.
Est-ce que tout cela a de l’importance du moment que la Fed augmente ses taux ?
Certains rejetteront mes inquiétudes comme des arguties techniques. Mais dans quel modèle économique raisonnable une inflation en baisse rapide se produit-elle parallèlement à des taux d’intérêt réels négatifs et à un chômage record ?
Peut-être que la Fed croit toujours que l’inflation est en fait transitoire et qu’elle s’évaporera à mesure que les chaînes d’approvisionnement seront rétablies. Cela n’a jamais semblé plausible, compte tenu de l’accélération de l’inflation résidentielle et salariale et de la marge d’accélération des coûts des soins de santé, des billets d’avion et du logement. Cela semble encore moins plausible aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine et les blocages liés au Covid en Asie.
Ou peut-être que les membres du FOMC se méfient des prévisions pessimistes. Mais pourquoi ne devraient-ils pas faire des prévisions réalistes ? C’est une vision étrange et préjudiciable de la responsabilité démocratique que celle qui exige des prévisions fallacieuses de la part d’institutions respectées.
Dans un monde où les crises financières sont toujours possibles, la crédibilité de la Réserve fédérale est un atout précieux. Il ne doit pas être sacrifié à la légère.
Notre démocratie est plus menacée à l’intérieur du pays et à l’étranger qu’à tout moment au cours des 75 dernières années.
Le populisme rampant est le produit de l’inflation et de la méfiance à l’égard du gouvernement.
La Fed doit se tenir en dehors de la politique, mais pas en dehors de notre vie civique. Elle se doit de faire preuve de plus de rigueur intellectuelle et de réalisme honnête qu’elle ne l’a fait cette semaine. »
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]