Une nouvelle interruption historique des flux de marchandises vers l’Europe se profile… mais passe totalement inaperçue – pour l’instant. Des répercussions sont à prévoir sur l’approvisionnement et surtout l’inflation.
Alors que l’été s’achève et que le Vieux continent se prépare, fort de son important taux de vaccination, à aborder l’automne en « vivant avec le virus » de la manière la plus normale possible, la situation est diamétralement opposée en Asie.
En Extrême-Orient, l’épidémie fait rage. Avec un taux de vaccination souvent inférieur à celui atteint dans nos frontières, l’absence quasi-totale d’immunité naturelle du fait de l’efficacité des mesures prises l’année dernière et un variant Delta qui semble parvenir à se répandre quelles que soient les précautions prises, de nombreux pays d’Asie connaissent une phase épidémique bien plus importante que sur les 15 derniers mois.
Pour certains d’entre eux, comme au Vietnam, il s’agit même de la première vague d’ampleur significative.
Après plus d’un an d’excellente maîtrise de l’épidémie, le Vietnam ploie sous le poids du variant Delta. Ici, l’évolution du nombre de cas quotidiens. Infographie : JHU/Google
Les pays asiatiques les plus touchés en cette fin d’été ont une importance capitale pour l’économie mondiale. Pour autant, les économistes et analystes boursiers ne semblent pas encore prendre la mesure du choc qui nous attend.
Les raisons de la cécité occidentale
L’année dernière, les analystes ont relativement bien pris la mesure de l’ampleur de la catastrophe économique qui allait être causée par la pandémie.
Après une brève période de déni, durant laquelle les Bourses sont restées en lévitation entre début janvier et mi-février 2020, les marchés ont fortement corrigé. La baisse de 30% à 40% des grands indices était tout à fait cohérente avec la contraction de l’économie à attendre lorsque la moitié de l’humanité est obligée, durant des semaines, de suspendre toute activité.
Aujourd’hui, la situation sanitaire en Asie est quasiment absente du radar des analystes. Les opérateurs n’ont d’yeux que pour les chiffres du chômage et de l’inflation en Europe et aux Etats-Unis, oubliant au passage que ces indicateurs sont fortement dépendants de l’état de nos importations.
A leur décharge, l’accès à l’information internationale est plus difficile que jamais. Après un an et demi de fermetures de frontières, il est devenu quasiment impossible pour un analyste travaillant à Paris ou à Londres de savoir ce qui se passe réellement au cœur des ports chinois ou des villes-usines du Vietnam.
Lassés des fermetures de frontières et désireux de retrouver leurs proches, de nombreux expatriés occidentaux sont revenus dans leur pays d’origine, privant ainsi leur employeur d’informations de première main quant à la situation réelle de ces pays désormais coupés du monde.
Sur la seule ville de Hong Kong, une des rares à publier des statistiques fiables sur les mouvements de population, ce sont plus de 90 000 expatriés qui ont jeté l’éponge et quitté les lieux depuis la fermeture des frontières en mars 2020 – soit plus de 2,2% de la population active !
Pour mener leurs analyses, les Occidentaux doivent de plus en plus se baser sur les informations officielles, souvent incomplètes et parfois diamétralement opposées à la réalité du terrain pour des raisons politiques.
Pour cette raison, la diffusion des nouvelles est bien plus lente aujourd’hui qu’elle ne l’était au printemps 2020, et cette cécité pourrait coûter fort cher aux investisseurs occidentaux qui ne peuvent adapter leurs positions à la situation réelle de nos partenaires commerciaux.
Et les flux de marchandise s’évaporèrent…
Deux phénomènes majeurs sont actuellement occultés par la presse économique.
Le premier est l’interruption des flux de marchandises entre la Chine et l’Europe. Depuis le début d’année, faire transiter des biens entre l’empire du Milieu et le Vieux continent est devenu mission impossible.
Le coût des containers entre les ports chinois et européens a été multiplié par cinq, voire par dix sur certaines routes maritimes. Les armateurs se livrent désormais à des enchères en temps réel et n’hésitent plus à débarquer des marchandises lors de leurs escales s’ils trouvent un client plus offrant pour la même route.
La situation, déjà tendue, risque d’empirer fortement dans les prochaines semaines. Pékin continue, face au variant Delta, d’appliquer sa stratégie d’éradication. Résultat des courses : les interruptions de travail dans les ports et les entrepôts se multiplient chaque fois qu’un cas est déclaré.
Mi-août, c’est le terminal de Meishan du port de Ningbo (troisième port mondial en terme de trafic) qui a été fermé par les autorités, après la détection d’un cas de variant Delta chez un docker. Le terminal, qui voit passer 25% du trafic du port, a cessé du jour au lendemain d’accueillir les navires qui s’y présentaient.
Les armateurs ont dû, dans la panique, dérouter leurs navires vers les ports voisins, aggravant ainsi la congestion généralisée dans les ports d’Asie du Sud-Est.
Depuis le printemps, la congestion portuaire en Asie ne fait que s’aggraver. Source : Bloomberg
Derrière chaque navire immobilisé ou dérouté, ce sont des milliers de producteurs qui ne pourront exporter leur marchandise à temps, et des milliers d’importateurs qui devront faire face à des ruptures d’approvisionnement.
Si la situation est compliquée en Chine, qui applique de strictes mesures de confinement à chaque cas découvert, elle est catastrophique dans de nombreux pays environnants.
Au Vietnam, l’épidémie est hors de contrôle. Les habitants, bien que théoriquement confinés, ne sont plus en mesure de respecter les gestes barrière et des témoins sur place rapportent des tentatives de fuite de la part d’habitants des villes qui, sans ressources ni moyens de subsistance, sont contraints de quitter leur foyer pour espérer regagner la campagne.
A Hanoi, siège des principales industries du pays et de nombreuses firmes étrangères comme IBM, Samsung, Foxconn et Unilever, ce seraient des milliers de travailleurs qui tenteraient actuellement de rejoindre leur province natale.
La situation n’est guère meilleure en Malaisie, qui héberge BASF, Intel, Panasonic, Exxon et Alphabet. Le tissu économique a tellement été abîmé par les confinements successifs qu’un système de solidarité informel a été mis en place pour permettre aux travailleurs les plus pauvres de pouvoir continuer à se nourrir tandis que les confinements se multiplient, et que les entreprises sont à l’arrêt depuis des semaines.
Des conséquences à attendre sur notre économie
Ces situations ne sont pas que terribles pour les habitants de ces zones. Elles auront aussi un impact important sur l’économie européenne dans les prochains mois.
Il est de notoriété publique que la Chine est l’usine du monde et la plaque tournante du commerce de marchandises en Asie. Les interruptions de flux de cet été auront un effet décalé dans le temps sur les stocks de nos entreprises importatrices.
Attendez-vous à voir les ruptures de stock se multiplier comme ce fut le cas en début d’année, et le prix des produits manufacturés en France sur la base de matières premières étrangères s’envoler.
Ce qui est moins connu, c’est que les autres pays d’Asie du Sud-Est jouent un rôle de plus en plus important pour compenser le coût de la main d’œuvre croissant en Chine. Ces délocalisations de deuxième niveau permettent aux importateurs occidentaux de continuer à acheter des produits à bas prix malgré la hausse des coûts de production dans l’empire du Milieu.
Au niveau macro-économique, ces importations à bas coût, qui vont devoir s’interrompre pour la première fois avec le variant Delta, ne nous permettrons plus « d’importer de la déflation ». Or, nous venons à peine de résorber l’épisode inflationniste dû aux premiers confinements.
Comme nous l’expliquions en début d’année, les confinements ont créé une inflation fondamentale qui résulte non pas d’une politique monétaire réversible, mais d’une différence entre une demande des consommateurs toujours présente et une production en berne.
Le coût des confinements, et leurs milliards de jours-hommes chômés, vont fatalement se répercuter sur le pouvoir d’achat des citoyens. L’argent s’imprime, mais pas la richesse qui n’a pas été produite.
Cette mécanique, qui a eu lieu dans nos frontières et dont nous commençons tout juste à payer le prix, se déroulera à l’identique pour nos importations. Ce que nos partenaires commerciaux ne peuvent plus produire (ou nous faire parvenir) ne sera pas disponible pour être consommé.
Comme l’année dernière, cette baisse d’offre dans un contexte de demande forte se soldera par un mélange de pénuries et d’augmentation des prix. Pour les investisseurs occidentaux, il est impératif de garder un œil sur les conditions sanitaires asiatiques pour prévoir les difficultés auxquelles feront face nos entreprises et nos consommateurs en fin d’année.