Des centaines de milliards ont été perdus en l’espace des 72 heures les plus volatiles de l’histoire… et certains risquent d’y laisser de nouvelles plumes.
« On se calme ! » (Car vous n’avez encore rien vu.)
Voilà une forte maxime que n’importe quelle foule devrait respecter lorsqu’il s’agit de quitter en bon ordre une pièce remplie de gaz et que la moindre étincelle peut faire exploser.
Quand tout le monde se précipite en panique vers une unique porte de sortie trop étroite, les cinq ou six premiers parviennent à s’échapper, tandis que des centaines d’autres forment un bouchon, se marchent dessus, et la pagaille fait alors de très nombreuses victimes avant même qu’une déflagration se produise… ou pas.
Les politiques tentent de nous convaincre que les dégâts boursiers enregistrés sur les valeurs bancaires ce 15 mars sont le résultat d’une bousculade qu’un peu de sang-froid – comme cela était recommandé depuis le week-end – aurait permis d’éviter. Vous pouvez les croire, les banques sont « bien capitalisées ». Y compris le Credit Suisse, d’après un communiqué de la BNS (Banque nationale suisse, vous savez, celle qui a perdu 132 milliards de francs suisses en 2022).
Le prix du risque
Les ratios de fonds propres apparaissent peut-être adéquats – selon les règles en vigueur –, mais que valent ces règles dans un contexte où la liquidité s’évapore au moins aussi vite que la « contrepartie » sur les millions de milliards d’encours de dérivés ?
Dans le monde merveilleux des dérivés, il faut parfois mobiliser plusieurs milliards de capitaux pour générer quelques centaines de milliers de dollars de profit… mais la masse importe peu, car en théorie, tout se compense dès l’origine (par le biais des « swaps » notamment).
L’hypothèse du défaut de contrepartie (désintégration d’un opérateur systémique) est par principe exclu, et cela s’explique par le fait qu’aucun incident de cette nature ne s’est produit depuis une bonne douzaine d’année, depuis que les banques centrales ont aboli le « prix du risque ». De ce fait, même la Deutsche Bank est restée sur les rails, malgré une exposition complètement démesurée sur les dérivés par rapport à son bilan.
Pas moins de 3 « incidents » sont pourtant survenus en cascade du 8 au 10 mars : faillite de Silvergate (le banquier de la crypto-sphère), de SVB Financial (le banquier des start-ups de la côte ouest des Etats-Unis), puis de Signature Bank (le banquier des start-ups de la côte est).
Aucun de ces trois acteurs n’était considéré comme « systémique », parce que répertoriés comme banques régionales.
Après le krach obligataire
Mais ils étaient de ce fait moins soumis à des « contraintes prudentielles » que leurs consœurs de gabarit international, à tel point que la division « gestion du risque » était quasiment vacante chez SVB, malgré une majorité de clients pouvant être considérés comme des emprunteurs fragiles (ayant en permanence besoin de lever des capitaux).
Le problème n’est cependant pas survenu d’une hécatombe au sein les débiteurs, ce qui serait apparu logique après une mauvaise année pour la « tech ». Non. C’est même tout l’inverse : ce sont les actifs les plus « solides » inscrits au bilan – les bons du Trésor américain de long terme – qui ont en quelque sorte causé la perte du champion des start-ups.
Le prix de marché de ces quasi fonds propres s’est gravement dévalorisé avec le krach obligataire causé par la hausse de taux agressive orchestrée par la Fed. SVB aurait donc dû réduire ses encours de crédit, à mesure que la valeur de son stock de bons du Trésor descendait à la cave.
Mais, dans un contexte de dégradation conjoncturelle, une bonne partie de la clientèle avait un besoin urgent d’argent frais. SVB a ainsi continué de lui fournir, et d’autant plus volontiers que la rentabilité des prêts était de retour avec des taux déjà à 4,75%, filant tout droit vers les 5,50%.
Quelle banque ne s’est pas réjouie de refaire « de la marge » sur son activité de crédit ?
Et qui aurait l’idée saugrenue de retirer son argent d’une banque qui va faire de plus en plus de profits ?
Vers la faillite
Le problème, c’est qu’avec la hausse des taux, certains clients n’ont pas eu d’autre choix que de réduire la voilure en attendant que tempête monétaire se calme. SVB a alors été contraint de vendre des actifs obligataires pour se refaire du cash au profit de ses clients, matérialisant d’énormes moins-values : 1,8 à 2 Mds$ de pertes, sur 21 Mds$ de positions bradées dans l’urgence.
A ce rythme, l’essentiel des fonds propres n’allaient pas tarder à partir en fumée. La rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre à travers la Silicon Valley. Une foule de clients a alors voulu retirer son argent en même temps (les fonds déposés n’étant garantis qu’à hauteur de 250 000 $), et ce fut le pire « bank run » observé sur le sol américain depuis l’automne 2008.
Toutes les banques ayant un profil similaire – présentant des garanties insuffisantes – ont été victimes des mêmes sorties de fonds accélérées en l’espace de 48 heures.
La Maison-Blanche, le Trésor, la Fed, le FDIC (garant des 250 000 $ par compte) ont alors réagi en changeant les règles du jeu : les fonds des clients particuliers ou entreprises bénéficient désormais d’une garantie fédérale illimitée, via l’octroi de prêts temporaires aux établissements en difficulté. Mais c’était déjà trop tard ; le mal était fait.
Autrement dit, la panique aurait effectivement pu être évitée, d’autant que ni SVB, ni Signature, ni First Republic, ni Zions Bancorp n’ont commis d’irrégularités, ni d’excès de prises de risque sur les dérivés : il leur est juste reproché un petit manque de rigueur sur la gouvernance et le « risk management ».
Ils ne sont pas plus coupables que les autres banques systémiques du gonflement de la bulle de crédit (immo, auto, conso) due à des taux absurdement bas, durant une période absurdement trop longue.
Autrement dit : la pièce s’est remplie de gaz jusqu’à saturation avec les taux nuls ou négatifs, et avec la soudaine remontée des taux, n’importe quelle étincelle pouvait la faire exploser.
L’inévitable implosion
L’étincelle SVB aurait pu être évitée, mais que faire contre la « mèche lente » que représente le Credit Suisse depuis des années ?
C’est un établissement structurellement « malade » depuis la crise de 2008 dont il ne s’est jamais totalement remis… et qui s’est fourré dans tous les mauvais coups depuis 2020, avec l’instauration des taux zéro sur fond de liquidités illimitées.
En plus d’un « manque de flair » assez stupéfiant concernant des dossiers moisis, toutes les erreurs de « risk management » ont été commises durant la pandémie : Crédit Suisse a pris au cours de la seule année 2021 un bouillon de 3 Mds$ avec la faillite de Greensill (spécialiste de l’affacturage qui s’était transformé en « shadow bank »), puis 5 Mds$ chez Archegos (un hedge fund qui s’est désintégré).
L’année 2021 s’était soldée par une perte historique voisine de 8,5 Mds€, et voilà que la direction avoue des « erreurs d’évaluation » (de pertes potentielles) dans son bilan.
Combien de cadavres contiennent encore les armoires du Credit Suisse ? Quels montants devraient être provisionnés ? Quel impact sur les fonds propres ?
Quel est son véritable ratio de solvabilité au 16 mars 2023 ?
Et si les « modèles » de gestion du risque du Credit Suisse sont défaillants, qu’est-ce qui garantit que ce n’est pas le cas dans un domaine ou un autre (crédit, trading, financement de hedge funds, etc.) chez ses concurrents qui affichent des expositions sur les produits dérivés 10 fois, 20 fois, 50 fois plus considérables que l’astre mort helvétique ?
Un nouveau krach en vue
Et imaginez un seul instant que des acteurs systémiques, convaincus à 99% que le cycle de hausse des taux allait se prolonger 75 à 100 points en avant d’ici l’été aient pris des paris massifs à la baisse sur les obligations d’Etat américaines, et notamment une hausse de 50 points par la Fed lors de sa réunion des 21-22 mars prochain (dont la probabilité était évaluée à 71% le 8 mars dernier, et 0% ce 15 mars).
Le contrepied depuis le 9 mars est absolument spectaculaire, historique même !
Sur les taux courts américains, le « 2 ans » a dévissé de 50 points de base ce 15 mars, vers 3,80%. Jeudi dernier, ce même rendement s’élevait à 5,00%, d’où une baisse totale de 120 points en une semaine. En parallèle, le « 1 an » effaçait 35 points de base vers 4,12% le 15 mars, et 113 points en une semaine.
Mécaniquement, leurs prix ont augmenté en flèche : il ne fallait vraiment pas être « short » sur ces bons du Trésor !
Ni sur les taux longs d’ailleurs : nos OAT à 10 ans se sont détendus de 60 points, contre 100 points perdus sur le « 2 ans » (à 2,50%) en une semaine.
Aucun modèle d’évaluation du risque ne pouvait intégrer un tel scénario, pour la simple raison qu’il est sans précédent. Tout du moins, depuis le 19 octobre 1987 aux Etats-Unis. En revanche, en Europe, c’est du jamais vu.
Combien de (centaines ?) de milliards ont-ils été perdus en l’espace des 72 heures les plus volatiles de l’histoire ?
Quelle ardoise cette apparente aubaine des taux qui se détendent, comme une baudruche qui éclate, va-t-elle laisser dans les comptes des divisions « trading pour compte propre » ?
Combien de hedge funds spéculatifs vont-ils rester sur le carreau ?
Combien vont y laisser ceux qui les finançaient ?
Combien cela va-t-il coûter au Credit Suisse, qui est dans tous les mauvais coups ?