Depuis 2016, les banques de la zone euro baignent dans une surliquidité structurelle – fruit des refinancements exceptionnels de la BCE et d’une rémunération désormais généreuse des dépôts.
Dans notre précédent article, nous avons vu que depuis 2008, les banques se refinancent majoritairement via des dispositifs exceptionnels à long terme, remplaçant les appels d’offres hebdomadaires classiques et instaurant une surliquidité durable dans le système.
Comment caractériser les dépôts des banques auprès de la banque centrale ?
Les banques placent quotidiennement leurs réserves excédentaires auprès de la BCE, où elles sont rémunérées au taux plancher des taux directeurs, appelé taux de dépôt (ou deposit facility rate). Ce mécanisme constitue une absorption de liquidité via les facilités de dépôts, souvent motivée par des exigences réglementaires, notamment pour respecter le ratio de liquidité à court terme (Liquidity Coverage Ratio, LCR), dont le numérateur correspond à la réserve de liquidité de la banque.
Ce qui nous intéresse ici, c’est d’évaluer la politique monétaire sous l’angle du volume de liquidité alloué par la banque centrale. Selon nous, ces politiques vont bien au-delà de l’accommodement : il s’agit de politiques monétaires exubérantes, et ce pour au moins trois raisons.
Nous limiterons volontairement notre analyse à la zone euro, ce qui constitue déjà un périmètre d’étude suffisamment vaste.
Enfin, pour mesurer correctement les excédents de liquidité, nous excluons les réserves obligatoires que les banques doivent constituer auprès de la BCE : ces dernières sont imposées par la réglementation et ne reflètent pas la gestion libre de la trésorerie ou du bilan par les établissements bancaires.
Premièrement, les excédents de liquidité dans le système bancaire demeurent exceptionnellement élevés au regard de l’évolution historique de la liquidité banque centrale depuis la création de la BCE le 4 janvier 1999. C’est ce que nous illustrerons dans le tableau ci-dessous (source : BCE), que nous commenterons par la suite.
Point d’attention : il existe plusieurs façons d’aborder la notion de liquidité, ce qui génère souvent une certaine confusion.
- Une première approche consiste à considérer la liquidité des actifs financiers, c’est-à-dire leur capacité à être négociés rapidement, sans provoquer de mouvements de prix excessifs.
- Une deuxième manière de l’envisager repose sur la sécurisation du refinancement d’une banque. On parle alors de gestion du risque de liquidité au sens de l’ALM (Asset Liability Management), qui vise à garantir, sur un horizon long, que les actifs (crédits, portefeuilles financiers) sont financés par des ressources diversifiées et relativement stables.
- Une troisième perspective concerne la liquidité réglementaire, c’est-à-dire le respect par les établissements bancaires des exigences prudentielles, comme le ratio LCR (Liquidity Coverage Ratio). Ce ratio, publié mensuellement, impose aux banques de détenir une réserve suffisante d’actifs liquides de haute qualité pour couvrir des sorties de trésorerie projetées sur un horizon de 30 jours.
Ce qui nous intéresse ici est une quatrième acception de la liquidité : la liquidité macroéconomique ou liquidité banque centrale. Il s’agit de ce que les économistes appellent la base monétaire, définie comme la somme de la monnaie émise et des réserves bancaires – autrement dit, le total du bilan de la banque centrale. Le tableau ci-dessous en fournit une représentation.
Le tableau ci-dessous peut être lu de la manière suivante :
- La colonne c représente la somme des colonnes a et b. Elle correspond à l’ensemble de la liquidité placée (ou prêtée) par les banques à la BCE, soit pour des raisons de gestion du risque (sécurisation en période d’incertitude et restrictions sur l’octroi de crédit dans un contexte macroéconomique défavorable), soit pour des contraintes réglementaires (notamment pour satisfaire aux ratios de liquidité).
- La colonne f est la somme des colonnes d, représentant la totalité de la liquidité empruntée par les banques auprès de la BCE, principalement via les opérations d’open market classiques et exceptionnelles.
- Enfin, la dernière colonne du tableau, soit colonne c moins colonne f, reflète l’état global de la liquidité dans le système bancaire de la zone euro. C’est cette grandeur que nous avons désignée plus haut par LIQ.
Constats principaux
Depuis 2016, nous sommes entrés dans une situation de surliquidité structurelle dans le système bancaire (LIQ > 0) : les banques déposent durablement plus de liquidité à la BCE qu’elles n’en empruntent. Ce basculement est principalement dû au lancement du programme de rachats d’actifs (QE) en 2015, puis à son accélération en 2020 avec le PEPP (programme d’urgence lié à la pandémie).
Bien que ces achats d’actifs ne soient pas comptabilisés dans le tableau (car il ne s’agit pas de liquidité allouée directement aux banques), une partie importante des fonds versés aux vendeurs de titres est revenue dans le système bancaire, gonflant les dépôts à la BCE.
Nous observons ainsi une croissance spectaculaire des dépôts des banques à la BCE, que l’on peut décomposer en quatre grandes périodes.
- 1999–2007 : fonctionnement normal du marché monétaire avant la crise financière. Les dépôts des banques à la BCE restaient modérés, oscillant entre 100 M€ et 800 M€.
- 2008–2015 : rupture majeure avec une forte augmentation des dépôts. Le système montre ses premiers signes de dysfonctionnement, malgré les discours rassurants. Les montants déposés explosent, passant à 50 à 500 milliards d’euros. Ce phénomène reflète une création monétaire excessive, sans que la liquidité ne se diffuse réellement dans l’économie.
- 2016–2021 : poursuite de cette dynamique, avec des dépôts moyens entre 300 et 700 milliards d’euros. Cette surliquidité s’explique par les refinancements massifs à long terme (TLTRO, à échéance 4 ans) mis en place chaque trimestre entre 2014 et 2020, et la liquidité injectée indirectement dans les bilans bancaires via les programmes d’achats d’actifs.
- Depuis 2022 : stabilisation à un niveau extrêmement élevé des dépôts à la BCE en 2022, on atteint 4 670 Mds€ (dont 1 828 Mds€ en dépôts BCE et 2 842 Mds€ en comptes courants) ; sur la moyenne des quatre premiers mois de 2025, les dépôts ont légèrement reflué mais restent massifs à 3 017 Mds€.
On note également un changement marqué dans la répartition des réserves : en 2025, 94 % des réserves sont constituées de dépôts à la BCE (2 847 Mds€), contre seulement 6 % en comptes courants (170 Mds€). Ce basculement s’explique par la hausse du taux de la facilité de dépôt : de -0,50 % en juillet 2022, il est monté à 4,00 % en septembre 2023, avant de redescendre à 2,25 % aujourd’hui. Cette rémunération plus attractive a naturellement incité les banques à privilégier les dépôts BCE.
Contrairement au discours dominant affirmant que les conditions financières seraient aujourd’hui restrictives dans la zone euro, la politique monétaire de la BCE demeure extrêmement accommodante, voire exubérante. Comment prétendre le contraire alors que le système interbancaire affiche encore, début 2025, près de 3 000 milliards d’euros de réserves excédentaires (LIQ moyen à 2 991 022 M€) ?
Dans notre prochain article, nous verrons que la création monétaire massive, opérée via les rachats d’actifs des banques centrales, a directement injecté de la liquidité dans les marchés financiers, contribuant ainsi à la formation de bulles.