La financiarisation extrême de la décennie 2010, sous la responsabilité des banques centrales, a créé un certain nombre d’illusions.
Dans notre article précédent, nous avons jugé la crédibilité de la politique monétaire de la BCE, de 1999 à 2007, dans un monde de fonctionnement normal des marchés financiers. Nous allons désormais nous intéresser à la période de 2010 à 2021.
Seconde période : 2010-2021 et règne de l’aléa moral
Certains vous diront que les banques centrales ont durant cette période 2011-2021 (pour la BCE) sauvé le monde, et qu’en conséquence, le problème de leur crédibilité ne se posait pas.
Certes, la décennie 2010 ne permet pas de s’inscrire dans l’analyse classique du fonctionnement d’une banque centrale (hors aléa moral, et mesures non conventionnelles).
En effet, comme nous l’avons entrevu précédemment, les problèmes de liquidité et de solvabilité des banques post-crise financière 2008-2010 vont généraliser la mise en place de politiques monétaires non conventionnelles. Le problème, c’est que durant cette période, les banques centrales se sont sans doute trop éloignées de leurs missions originelles et, pour autant que les marchés financiers soient nécessaires et utiles pour le bon fonctionnement des économies, se sont trop exclusivement mises au service de ces marchés financiers.
Bien sûr, il vaut mieux que les marchés financiers fonctionnent bien, donc librement (ce que n’assure plus forcément l’interventionnisme massif et systématique des banques centrales) pour :
- que l’économie soit financée à des coûts relatifs avantageux ;
- que les excédents d’épargne soient recyclés de façon « productive » ;
- et pour qu’enfin les agents économiques puissent couvrir dans des conditions de liquidité optimales leurs risques financiers (taux, crédit, change, actions).
Mais la financiarisation extrême de la décennie 2010, sous la responsabilité des banques centrales, a créé un certain nombre d’illusions, et a également appauvri la compréhension d’une macroéconomie de bon sens – toutes choses de nature à affaiblir la crédibilité des banques centrales en général.
Tout d’abord, il est extrêmement dangereux d’avoir cru – et d’ailleurs de continuer à croire – que l’on pouvait résoudre des problèmes structurels de l’économie (compétitivité, innovation) avec des taux toujours plus bas, et toujours plus de liquidité.
Ensuite, l’obsession des banques centrales de maintenir coûte que coûte la valeur des actifs financiers à un niveau élevé (durant la décennie 2010, mais à nouveau depuis fin 2023 avec des discours globalement trop accommodants) reste malsaine. Il s’agit de faire en sorte que le montant des plus-values latentes des portefeuilles financiers reste important ; en considérant que l’on crée des effets de richesse psychologiques positifs permettant d’instaurer un réel climat de confiance généralisée dans l’économie.
Mais chacun sait que les effets de richesse liés à la hausse des actifs financiers ont des conséquences plutôt instables, et que la santé économique du pays va surtout dépendre du niveau de la propension à consommer et à investir des détenteurs d’actions et d’obligations. Cependant, ce qui est avéré, c’est que l’économie de bulles reste favorisée et la rémunération du risque ignorée.
Enfin, la généralisation des mesures non conventionnelles pendant une dizaine d’années a laissé des traces fortes dans les économies.
Les banques centrales ont inondé le système de liquidités de deux façons : aux banques, via les opérations de refinancement de plus en plus exceptionnelles, et aux marchés financiers (investisseurs de toutes sortes) via les programmes de rachat d’actifs.
S’agissant de la liquidité reçue par les acteurs des marchés financiers, qui vendaient des obligations à la banque centrale, force est de constater que celle-ci a souvent été prioritairement réemployée sur les marchés financiers, conduisant souvent à accélérer l’inflation des actifs financiers, et partant la déconnexion entre le prix de certains actifs financiers et les fondamentaux de ces actifs.
Pendant longtemps, on s’est dit que toute cette monnaie créée ne relancerait pas l’inflation traditionnelle sur les marchés de biens et services ; car pour ce faire, il faudrait alors que la banque centrale « donne » directement la monnaie créée aux agents économiques privés (le fameux helicopter money par lequel les ménages ou les entreprises recevraient directement de la monnaie qu’ils pourraient alors dépenser).
En réalité, les programmes de rachats d’actifs ont fourni de la liquidité aux marchés financiers, qui ont auto-entretenu certaines bulles sur des actifs (jusqu’en 2021, et à nouveau depuis la fin 2023 en anticipant la fin des politiques monétaires prétendues restrictives). Mais en même temps, ces programmes ont permis de financer des politiques budgétaires expansionnistes (avec un excès pendant la période COVID) : financement des prestations sociales aux ménages, des revendications catégorielles ici ou là ; des boucliers fiscaux et des « cadeaux » fiscaux aux entreprises, donc des dépenses publiques ou des économies d’impôts ; toutes choses qui ont correspondu à du pouvoir d’achat supplémentaire et à de l’inflation potentielle.
En résumé, toutes les inflations ont été favorisées : celle des actifs financiers, mais aussi celle des biens et services.
Nous verrons dans notre prochain article que la BCE a subi à nouveau une perte de crédibilité à partir du 2e semestre 2021.