La crise est inévitable, malgré le statut refuge persistant de la dette américaine.
Les marchés obligataires doivent comprendre que ce qui les fait évoluer finit toujours par dépendre des fondamentaux. Chacun sait ou devrait savoir que les deux principaux déterminants défavorables macro-économiques du marché obligataire sont :
- le déficit budgétaire ou, plus précisément, la nature de son financement ;
- l’inflation, ou, plus exactement les anticipations inflationnistes.
Les krachs obligataires de 2023 avaient surtout pris en compte le second élément, mais finalement assez peu le premier ; avec cette dangereuse croyance qu’il ne peut finalement pas arriver grand-chose de désagréable aux grands Etats OCDE quant aux financements de leurs dettes colossales, qui continuent de progresser sous l’effet de déficits budgétaires peu maîtrisés.
D’ailleurs, les avertissements des agences de notation sur les plus gros encours de dette publique de la planète – à savoir la dette US) – sont largement ignorés par les marchés. Après la dégradation de Fitch en août dernier, l’agence de notation Moody’s a annoncé, le 10 novembre dernier, un abaissement de la perspective de la note (pas encore la note en elle-même) de la dette américaine de stable à négative, soulignant les risques croissants qui pèsent sur la solidité budgétaire du pays et donc sa capacité d’endettement.
Nous verrons plus loin que les arguments selon lesquels la dette US est protégée envers et contre tout vont devenir de moins en moins convaincants : privilège exorbitant du dollar en tant que seule véritable monnaie de réserve internationale (jusqu’à quand ?) ; banque centrale acheteur en dernier ressort de dette publique (sauf que la stabilité financière devrait conduire la Fed à accélérer le quantitative tightening, donc la vente de titres d’Etat entre autres obligations et non à reprendre de manière irresponsable des formes directes ou indirectes de quantitative easing) ; réserves de change des banques centrales de pays à excédents commerciaux réinvesties en actifs libellés en USD (sous prétexte qu’il n’y aurait pas d’autres alternatives dans les années qui viennent).
Alors certes, les dirigeants politiques et économiques, ainsi que les gros investisseurs, pensent que ce risque est tellement lointain – en tout cas, pour ceux qui pensent que ce risque existe – qu’il n’arrivera jamais. Et pourtant les trois bases sur lesquelles repose le financement de la dette publique sont de plus en plus fragiles…
Première base fragile : la capacité de l’endettement du Trésor
Le risque de défaut d’un grand pays – a fortiori de la première puissance économique du monde – est jugé quasi inexistant à la quasi-unanimité des analystes et économistes. La soutenabilité de la dette publique serait alors assurée, parce que l’Etat dispose de moyens dont il est le seul à disposer (capacité à lever de nouveaux impôts et capacité à lever de la dette sur les marchés financiers, possibilités de mettre en place une répression financière à l’endroit des banques et assureurs).
Les capacités à lever de la dette publique seront de plus en plus difficiles.
Rappelons que la dégradation de la perspective de la note de la dette US (évoquée en début d’article) est intervenue alors que le Congrès était une nouvelle fois confronté à la menace imminente d’une nouvelle fermeture du gouvernement, avec la nécessité de trouver un accord budgétaire d’ici au 17 novembre (cette échéance est passée et comme habituellement, les parlementaires ont réussi à acheter du temps).
Depuis 1960, le plafond de la dette américaine a été relevé au total 78 fois, mais chaque nouvelle fois est forcément plus douloureuse, certainement en raison de l’explosion du niveau de la dette publique américaine. Elle s’élevait à 6 000 milliards de dollars en 2000, 10 000 milliards de dollars en 2009, 16 000 milliards de dollars fin 2012, plus de 20 000 milliards de dollars en 2019, 31 000 milliards de dollars en début d’année 2023 et 34 000 milliards de dollars, aujourd’hui.
Dès lors, quand bien même les capacités d’investissement en titres d’Etat US des investisseurs institutionnels resteraient intactes (ce qui reste à prouver), nous allons être de plus en plus confrontés à un excès d’émissions de bons du Trésor US, ce qui va créer une situation structurelle de déséquilibres offre-demande et donc maintenir les taux longs à un niveau « élevé » (indépendamment des anticipations d’inflation et de cycle de politique monétaire).
La spirale infernale est en marche : taux de refinancements du Trésor US qui ne pourront pas baisser, donc charges d’intérêt élevées qui rendront de plus en plus insoutenable la dette publique américaine.
L’argument de la répression financière qui incite les banques et assureurs à rester surpondérés en titres d’Etat pour gérer les ratios réglementaires sera de moins en moins solide.
Le LCR (liquidity coverage ratio), premier pilier de Bale 3, est un ratio de liquidité en environnement stressé mesuré sur un horizon de 30 jours, et il est entré en vigueur en 2015. Il contraint les banques à détenir un stock d’actifs dits hautement liquides (HQLA pour high quality liquid assets) pour faire face aux sorties de trésorerie.
Ce ratio a renforcé la surpondération en titres d’Etat notés entre AAA et AA dans les portefeuilles des banques, puisque ceux-ci jouissent d’un traitement privilégié dans la constitution d’une réserve d’actifs dits liquides.
Dans un environnement de taux longs volatils et donc de fortes variations de la valeur des portefeuilles obligataires détenus par les banques, rien ne garantit que l’appétit des investisseurs institutionnels en titres d’Etat resterait élevé, en dépit de niveaux de taux bien plus attractifs qu’il y a deux ans.
Par ailleurs, la réserve de liquidité (RL) des banques pouvant être investie en cash rémunéré sans « risque » aujourd’hui à 4% pour des banques de la zone euro et à 5,25% pour des banques US, il y a fort à parier que le poids en cash de la RL augmentera au détriment de son poids en titres d’Etat. La demande structurelle en obligations d’Etat de la part des banques US (mais pas que !) ne devrait plus être le facteur de soutien qu’il fut depuis plusieurs années pour le financement de la dette publique.
Seconde base fragile : une dollarisation mondiale de plus en plus contestée
C’est à la mode de parler de dédollarisation, et ceux qui ne croient pas à la remise en cause du statut du dollar se moquent à l’envi de ceux qui alertent justement sur cette remise en cause (ce que nous faisons ici). Rira bien qui rira le dernier.
Le pouvoir monétaire ne repose pas que sur la puissance démographique, des stocks de matières premières même stratégiques ou des postures de rupture et de non alignement (surtout lorsque cette conception du non alignement consiste en l’alignement sur les visions russe ou chinoise), mais quand même.
Sur un horizon de 5-10 ans, voire plus, il est peut-être illusoire de parier sur une dédollarisation. Mais sur des horizons d’investissement longs ? Chaque jour qui passe affaiblit les arguments de ceux qui pensent que la dédollarisation est illusoire.
Il arrivera bien un moment où les déséquilibres de l’économie américaine ne seront plus soutenables, et l’argument selon lequel les Treasuries US vont bénéficier de ce que l’on appelle sur les marchés financiers le safe to liquidity ou le flight to safety volera en éclats.
Nous verrons pourquoi dans notre prochain article.