Hier, les marchés se sont fait peur, très peur même, avec la chute du dollar sous les 1,56/euro puis surtout l’enfoncement du seuil symbolique des 100 yens. Ce plus bas depuis 12 ans trahit le débouclement des positions de carry trade, un mécanisme maintes fois décrit tout au long de nos précédentes chroniques.
Le CAC 40, qui a « seulement » perdu 1,4% au final, est revenu menacer directement ses supports annuels et même des paliers de soutien majeurs testés au cours des deux dernières années. L’indice parisien a flirté à deux reprises avec les 4 550 points entre 13h15 et 16h30 et a affiché une perte supérieure à 3%. Le DAX, quant à lui, a retracé les 6 400 points, son plus bas du 22 janvier dernier ; le Dow Jones est lourdement retombé sous les 11 900 points, le S&P 500 est retombé sous les 1 300 points, le Nikkei, qui avait perdu 3,3% mercredi matin, a retrouvé le plancher des 12 350 points… et l’on pourrait multiplier les exemples sur les cinq continents.
Alors que tous les regards sont braqués sur les Etats-Unis, la Fed et la Maison-Blanche — Henry Paulson a plaidé pour une refonte des systèmes de contrôle des activités bancaires sur les marchés des dérivés de crédit — Wall Street ne lâche rien et clôture même en hausse de 0,6% ; le S&P termine en hausse de 0,5% et le Nasdaq gagne même jusqu’à 0,9%.
Les indices américains ont été manifestement soutenus, une fois évacuée la furie baissière de la première heure de cotations. Ladite furie a été alimentée par une grêle de mauvaises nouvelles — ou de mauvais coups — micro et macroéconomiques qui s’est abattue sur les deux rives de l’Atlantique au cours des dernières 24 heures.
Les économistes ont encaissé comme un crochet au foie l’annonce d’une chute de 0,6% des ventes de détail (-0,2% hors secteur automobile) au mois de février. Cette chute prouve, s’il en était encore besoin, que la consommation des ménages américains est clairement impactée par l’aggravation de la crise du crédit.
Notons au passage que la Chine vient d’annoncer ce jeudi un net infléchissement de sa production industrielle en début d’année… à +15,4% contre +16,5% anticipé — et +17,4% fin 2007.
La publication des prix à l’importation a fait l’effet d’un uppercut à la mâchoire. En effet, si l’inflation apparaît moindre que prévu en février (+0,2% au lieu de +0,5%), elle flambe par contre de 13,6% en rythme annuel (+4,5% hors pétrole). Les prix à l’export, quant à eux, grimpent de 6,8%, et de 0,9% au mois dernier ; ça c’est franchement mauvais signe, mais comme le dollar a perdu près de 8% en moins de six semaines, les clients de l’Amérique ne devraient pas trop en souffrir.
Le pétrole s’impose comme le grand responsable de cette poussée d’inflation de second tour puisque le prix du baril de pétrole importé fait un bond de 61% sur une année (de février à février). Ce sera encore bien pire en mars si le cours moyen s’établissait autour des 105 $, ce qui serait une hypothèse conservatrice puisque l’or noir vient tout juste de tester les 111 $.
Les statistiques sont une chose, les dommages collatéraux de la crise des subprime en sont une autre. Les investisseurs ont, en effet, été sonnés par un crochet au menton dès le début de la matinée de mercredi par l’annonce de la faillite d’une filiale du Carlyle Group, Carlyle Capital Corp, cotée à Amsterdam et qui perd 92% depuis début mars, dont 75% hier. Cette faillite jette sous le feu des projecteurs les difficultés de sociétés de fonds d’investissement qui ont misé sur les dérivés de crédit immobilier et les créances notés « 2A » détenus par Carlyle-CC ; ils ont perdu un tiers de leur valeur depuis le 1er janvier dernier, au lieu de la stabilisation attendue.
** Face à une ambiance de fin du monde sur le marché des CDO, des MBS et autres RMBS, et alors que la montée des périls systémiques s’avère sans équivalent depuis la première guerre du Golfe, le Président de la BCE, J.C. Trichet, s’auto-décernait, comme à son habitude, un satisfecit concernant le bouclier que constituerait l’euro contre les turbulences des marchés financiers et l’inflation.
Mais de quel bouclier parle-t-il ? En effet, la seule raison pour laquelle les banques de la Zone euro ne se retrouvent pas enferrées dans la crise des subprime provient simplement du fait que 80% des volumes ont été émis aux Etats-Unis.
Demandez à un actionnaire helvétique si la très prudente et très conservatrice Banque Nationale Suisse a empêché de quelque manière que soit le président du géant UBS, Marcel Ospel, de se fourrer jusqu’au menton dans le bourbier des créances pourries qui devraient coûter au final entre 25 et 26 milliards de dollars.
Et l’heureux citoyen de la Zone euro ? Ressent-il tous les bienfaits de la stabilité monétaire tant vantée par J.C. Trichet alors que la flambée des actifs immobiliers lui interdisent de trouver un logement décent à un prix abordable — sauf à s’endetter sur 25 à 30 ans… contre 15 ans en moyenne pour la même surface avant l’an 2000 — et tandis que le coût de l’essence à la pompe a grimpé de 40% en quatre ans et de 16% depuis mars 2007 ?
Le patron de la BCE consent cependant — et bien tardivement — à déplorer la résurgence des turbulences monétaires, c’est-à-dire des mouvements trop rapides sur les devises. Cependant, il ne souffle mot — c’est une constante historique — sur le niveau asphyxiant de l’euro, lequel aura bientôt doublé de valeur en moins de six ans face au dollar s’il atteint 1,6430 $ d’ici la prochaine réunion de la Fed, contre 1,5610 $ en cette mi-mars.
M. Trichet s’exonère totalement de toute responsabilité dans la flambée de la monnaie unique alors que son discours surréaliste concernant la nécessité « d’ancrer les anticipations inflationnistes » — en déconnexion totale par rapport aux préoccupations les plus immédiates des agents économiques confrontés à un credit crunch — alimente un puissant mouvement d’arbitrage au détriment du dollar depuis le milieu du mois d’août 2007 ; le billet vert cotait alors un peu plus de 1,335 contre l’euro.
** Alors que le dollar perd pied face à toutes les devises concurrentes, le pétrole s’impose plus que jamais comme LE placement refuge face au danger inflationniste et la perte de pouvoir d’achat du billet vert. G.W. Bush a même déclaré hier que cette faiblesse « n’est pas une bonne nouvelle ». Le baril s’établit fermement au-dessus des 110 $, tandis que l’or vient de s’inscrire pour la première fois de son histoire à 1 000 $ l’once — c’était vers 13h30 hier.
Si le billet vert demeure aussi vulnérable, et cela en dépit du puissant sursaut de Wall Street mardi dernier, c’est parce que Ben Bernanke a accepté de troquer pratiquement un quart des réserves en Bons du Trésor de la Fed contre des créances immobilières du secteur privé. La valeur de ces créances apparaît comme purement théorique puisque plus aucune notation « triple A » ne les met à l’abri d’une défiance qui fait exploser leur spread — c’est-à-dire la prime de risque supplémentaire exigée par les investisseurs — par rapport aux émissions du secteur public.
Répondant à une interview sur CNBC mercredi soir, Jim Rogers, un des chroniqueurs réguliers de la Chronique Agora version anglo-saxonne, nous a gratifié d’une de ses réparties qui lui assurent un succès médiatique récurrent : à la question concernant ce que Ben Bernanke devait faire après avoir promis d’échanger pour 200 milliards de dollars de T-Bonds contre des CDO, il a répondu « mais qu’il démissionne ! Que peut-il faire d’autre ou d’utile au point où nous en sommes ? ».
Il a ajouté « que ce n’était pas avec son bon sang d’hélicoptère qu’il devait s’employer à bombarder de liquidités chaque banquier mal avisé ou incompétent menacé de faire faillite… ou alors c’est l’avènement du ‘socialisme pour les riches’, le contribuable étant appelé à éponger les dettes des ‘maîtres du monde’, lesquels refusent aujourd’hui de permettre au commun des mortels d’échapper à la faillite personnelle ».
Et Jim Rogers de poursuivre tout aussi furieusement : « les spéculateurs qui se sont fourvoyés… il faut les laisser boire le calice jusqu’à la lie, la banqueroute fait partie du système capitaliste depuis des siècles ».
« Cela va coûter bien plus cher au bout du compte, tant en argent qu’en énergie, d’essayer vainement d’empêcher une récession — qu’il juge inéluctable — au lieu de laisser le cycle économique se dérouler normalement, avec ses hauts et ses bas, et opérer une sélection naturelle entre l’argent idiot et l’argent intelligent ».
Laisser les blessés, les banques, les hedge funds, les promoteurs, les prêteurs hypothécaires et les rehausseurs de crédit, agoniser sur le champ de bataille de la crise immobilière, cela ne semble pas très charitable. Mais que croyez-vous qu’ils feraient si vous étiez à leur place et que font-ils concrètement pour les millions de concitoyens américains qu’ils ont attiré dans le piège de la dette « qui se rembourse toute seule » ?
Philippe Béchade,
Paris