▪ Un gérant croisé hier peu après mon interventions en direct sur BFM (thématique : la Fed manipule les marché pour enrichir en priorité les brasseurs d’argent) m’a demandé : « pourquoi vous acharnez-vous à inquiéter vos lecteurs avec des scénarios catastrophes qui ne surviennent que tous les huit ou 10 ans, alors qu’il y a tant d’argent à gagner en ignorant à peu près tout des mécanismes monétaires et du fonctionnement des marchés ? »
Tous ceux qui réfléchissent perdent de l’argent depuis septembre dernier… et c’est bien normal. La Fed a en effet mis au point une machinerie financière qui subvertit toutes les règles de bonne gouvernance économique ayant fait leur preuve à travers les siècles. Son véritable coup de génie, toutefois, est d’avoir réussi à se mettre pendant des mois et des trimestres à l’abri d’une sanction de ses erreurs par les marchés : la Fed a aboli le marché, elle EST le marché !
La Fed injecte l’argent, la Fed gère le calendrier de la hausse, la Fed fixe le prix des actions comme des bons du Trésor, la Fed punit ceux qui n’achètent pas, la Fed récompense ses complices, la Fed est au-dessus des lois économiques, la Fed écrit la nouvelle loi économique, Ben Bernanke se pense le Maître du Monde, de nombreux penseurs ultra-libéraux encensent son génie, certains traders le nomment Dieu.
▪ Dieu dispose de nombreux archanges pour dispenser la bonne parole…
Hier soir, c’est l’un de ses collègues — Eric Rosengren, président de la Fed de Boston — qui s’est dévoué pour rassurer les marchés : « il est trop tôt pour alléger le programme d’injection mensuel de 85 milliards de dollars. Quand les statistiques s’amélioreront durablement, nous y réfléchirons, mais cela n’arrivera pas avant plusieurs mois ».
Nous aurions pu écrire son laïus et rajouter que la politique monétaire actuelle était la seule pertinente (cela figure dans au moins un communiqué sur deux).
Le problème, c’est que depuis une semaine, les marchés obligataires s’en fichent. La hausse des T-Bonds est terminée, il n’y a plus rien à gratter. L’orchestre « 4B » (Ben Bernanke Big Band) continue de jouer… mais il n’y a plus de champagne au bar. Le bol de punch, servi à volonté, donne des maux de tête et certains fêtards commencent à ressentir des nausées.
La dernière adjudication de bons du Trésor US à deux ans (c’était mardi soir vers 20h) a été un fiasco. La demande domestique n’a couvert que 12,6% de l’émission contre 27,8% en moyenne, et 66% de l’émission a été achetée par les primary dealers qui travaillent avec la Fed. Cette dernière a dû s’empresser de leur racheter le papier avant qu’ils ne réservent leur table habituelle dans un restaurant chic de New-York : une telle gamelle sur le marché primaire, c’est à vous gâcher le dîner.
▪ La Fed a-t-elle réussi son pari ?
Après la séance-cauchemar de mardi, les opérateurs anticipaient une embellie sur le marché obligataire américain : elle n’est pas au rendez-vous, la décrue est simplement enrayée.
Les taux longs américains se détendaient un peu après avoir flirté avec les 2,20% mardi soir et même brièvement atteint les 2,23% en Asie ce matin.
Le rendement du T-Bond 2023 revenait à 2,15% — mais cela représente encore une chute de 10% de la valeur nominale de la dette américaine depuis vendredi.
Les obligations baissent, les stratèges avaient raison : la « Grande rotation » s’enclenche, la Fed a peut-être réussi son pari… ou pas !
Pour illustrer la situation, imaginez-vous dans la peau d’un gérant de fonds de retraite qui pratique une stratégie équilibrée : 50% taux longs US, 50% d’actions cotées à Wall Street.
Il avait donc gagné 0,6% sur les actions mardi soir et perdu 8,5% sur les T-Bonds. Même constat depuis le début de l’année : il a gagné 18% sur le S&P 500, il perd 30% sur son portefeuille obligataire (on avait commencé l’année à 1,75% sur le 10 ans US).
Bien entendu, ce portefeuille à 50/50 n’existe pas mais les pertes sur les T-Bonds sont bien réelles et la tension des taux accroit fortement le coût des positions spéculatives à crédit.
Ce qui frappe les observateurs (sinon les victimes de cette correction dévastatrice), c’est que tout s’est déroulé à une vitesse sidérante. La flambée des taux américains atteint 25 points (2,2%, c’est le plus haut niveau observé depuis le 5 avril 2012). On est à 50 points depuis le début du mois de mai (plus forte hausse depuis octobre 2011) ; même constat pour le 30 ans repassé de 2,8% à 3,33%.
Il y a encore plus inquiétant : le vent mauvais qui souffle sur les trois marchés obligataires majeurs (Japon, Etats-Unis, Europe) n’épargne pas les pays émergents. Le Mexique fait également face à une très forte tension des taux : +43 points de base à 3,20% et +60 points de base en un mois, alors que la croissance est retombée en 12 mois de 3% à 1,1% en rythme annuel.
En Europe, le coup de froid reste plus supportable (c’est la fin de l’hiver, les températures remontent au-dessus de 10° à Londres et Paris)… mais le rendement des Bund refranchit les 1,5% (à 1,5400%), les OAT flirtent avec les 2,03% contre 1,98% vendredi et 1,72% début mai.
▪ Couac politico-économique
Le débat sur les l’impact de la remontée des taux a toutefois été éclipsé mercredi par un nouveau couac politico-économique : la résurgence de menaces de sur-taxation des panneaux solaires chinois, à l’initiative de Bruxelles.
Angela Merkel semblait l’avoir enterrée le week-end dernier lors de la visite du Premier ministre chinois. Elle avait refusé la mise en application de sanctions douanières à l’encontre d’un pays qui représente l’un de ses principaux débouchés mondiaux pour ses berlines de haut de gamme et ses machines-outils.
La Chine a coulé l’industrie allemande du photovoltaïque et de l’éolien, ainsi que l’industrie américaine et celle de nombreux pays du nord de l’Europe… Mais oublions cette concurrence déloyale, ce dumping éhonté, c’est du passé. Au fait, combien voulez-vous commander d’Airbus et de centrales thermiques au charbon avant de retourner à Pékin, on vous fait un prix dès le premier milliard d’euros de commande !
La Chine n’a pas d’états d’âme : si l’un de ses rivaux — qui vient de se prendre une baffe monumentale — tend l’autre joue, c’est qu’il accepte d’être dominé !
Ne pas perdre la face ne semble pas faire partie des impératifs d’une partie des industriels européens. Ce sont eux qui ont fait pression sur Angela Merkel pour qu’elle écarte le risque d’une guerre commerciale.
Tout ce qui compte en cette période de déclin, c’est de garnir immédiatement le carnet de commandes… Et peu importe le risque de piratage de la technologie, de réplication à bas coût de certains produits phares (la Chine a déjà copié des modèles de Mercedes et de Bentley, ce ne sont que quelques exemples).
L’Europe est masochiste : elle reproduit inlassablement les mêmes erreurs qui ont fait de la Chine une puissance économique dominatrice… et pour qui la fin justifie la plupart des moyens — alors que l’Europe se veut si respectueuses des règles du commerce international.
Si l’Europe est prête à vendre son âme pour quelques contrats mal ficelés, qu’elle se rassure, la Chine est acheteuse… Et en ce domaine, elle annonce la couleur : c’est du no limit.
2 commentaires
Bonjour monsieur Béchade, j’écoutais votre intervention du 29 Mai 2013 sur BFM Business, et ce que vous avez dit sur l’état du marché qui serait truqué par (ou du moins pour) les 1% les plus riches, m’a fait penser à ce texte de K. Marx que je vous soumet:
L’endettement de la France en 1848 vu par Karl Marx
« L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l’État, au moyen d’opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l’instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d’État permettaient aux banquiers, ainsi qu’à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine d’une masse de petits capitalistes et l’enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs.[…] Pendant que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui déjà existante. C’est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l’assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c’est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l’or, la boue et le sang s’entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L’aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise. »
(Tiré de « La lutte des classes en France »)
J’ai pensé intéressant de vous faire suivre ce texte,
Bien à vous.
« il perd 30% sur son portefeuille obligataire »
Comment arrivez-vous a ce calcul ? Etes vous sur de ne pas confondre mouvement de taux et mouvement de prix obligataire ?? Ca a l’air faux…