▪ De passage sur le plateau d’Intégrale Bourse mercredi midi, les deux journalistes qui m’accueillaient se demandaient pourquoi je souriais presque en déroulant ma description d’un monde financier succombant à l’aveuglement du seul profit facile procuré par la fausse monnaie des banques centrales.
J’expliquai que j’étais partagé entre l’effroi et la tentation d’en rire — de façon totalement conforme à la définition de Bergson : « le rire découle du mécanique plaqué sur du vivant ».
La Fed, transformée en planificateur en chef (d’après la propre expression d’un spécialiste de la Fed et gérant obligataire souvent invité sur CNBC), croit pouvoir commander aux évènements en s’appuyant sur des équations, de la science comportementale et une petite touche de propagande (forcenée) auprès des médias.
Une propagande qui décline toute une liste d’arguments pseudo-rationnels (effet de richesse, quête du rendement, taux de rotation des flux de capitaux…) pour amuser la galerie — et que les marchés détournent à leur seul profit depuis que la planche à billets a commencé à tourner à la vitesse du son.
Si nous poussons un peu plus loin le raisonnement du spécialiste de la Fed interviewé jeudi matin alors que Tokyo venait de plonger de 7,3%, Wall Street n’a pas de véritable raison de redouter un scénario à la japonaise… puisque Ben Bernanke « n’y est pas allé aussi fort » que la Banque du Japon. Les investisseurs ont intégré le fait que la Fed va infléchir son discours mais ne va pas ralentir le rythme de ses rachats avant des mois.
D’autre part, comme il s’agit de maturités longues, il n’y a pas de risque de voir la Fed s’en débarrasser dans un avenir prévisible, donc pas de « retour de papier » pesant sur les cours. Ben Bernanke garde par conséquent — en théorie — une totale maîtrise des flux. Et ce sont ces derniers qui régissent de façon totalement mécanique les allocations d’actifs.
▪ Et l’allocation des liquidités ?
Tout fonctionne avec une perfection quasi-mathématique que les traders affectionnent (95% de leurs effectifs sont issus de filières scientifiques). Cela met Wall Street à l’abri de comportements dictés par des jugements subjectifs : quand un algorithme haussier est activé, tout le monde suit le mouvement avec l’absolue conviction que l’argent qui va avec est injecté simultanément dans le système.
La question du choix de l’allocation des liquidités ne se pose pas : rien ne peut rivaliser avec le retour sur investissement des valeurs mobilières. Risquer de l’argent dans l’économie réelle n’a aucun sens, aucun banquier doté d’un soupçon de bon sens ne s’y hasarderait.
Financer des achats immobiliers sur 15, 20 ou 30 ans est carrément stupide : les marges sur les prêts consentis sont ridicules et cela stérilise du capital sur des durées inconcevables.
Le vrai Business (avec un grand B, comme Ben Bernanke), c’est de prêter de l’argent à ceux qui investissent dans les actions. Cela garantit leur hausse éternelle… ce qui tombe bien puisque les banques ont des portefeuilles boursiers à valoriser.
▪ Subprime, le retour
C’est exactement le même raisonnement qu’avec les subprime. Les emprunteurs sont insolvables, mais comme il n’existe qu’un sens pour les prix des logements, les prêts se remboursent d’eux-mêmes avec les plus-values immobilières.
Pour les actions, on se fiche que leurs profits augmentent : elles vont se payer plus cher, éternellement… Enfin, tant que la Fed imprime des billets de Monopoly, et ce n’est pas demain qu’elle cessera de le faire.
Les bulles et les phases haussières maniaques sont de retour mais cette fois, c’est différent : ce ne sont pas des « idiots avides et ignorants » qui font la hausse, mais les cerveaux les plus brillants, animés par une rationalité de prix Nobel d’économie, convaincus qu’il est possible de « plaquer du mécanique sur du vivant » et que le résultat ne sera pas risible.
Nous avons pourtant bien ri jeudi matin en voyant le mirage haussier exploser en plein vol à Tokyo.
Les permabulls ont vécu un nouveau rêve éveillé durant les 90 premières minutes de cotations sur le Nikkei : l’indice s’envolait de 2% à 15 942,5 points. C’est alors qu’est survenu le plus violent retournement de tendance de l’histoire des 20 dernières années avec une rechute de 9% en quatre heures. Cela a entraîné une suspension temporaire des cotations à Osaka en limit down.
Même en débranchant les marchés dérivés, même en supprimant les possibilités d’arbitrages cash/futures, les ventes se sont accélérées. Le Nikkei a clôturé au plus bas du jour, en repli de 7,3%, avec un record absolu de volumes de 7,5 milliards de titres échangés.
▪ Tsunami boursier
En ce qui concerne la volatilité, 1 450 points d’écart en une seule séance, c’est l’équivalent de la séance noire du 15 mars, lorsque la centrale de Fukushima explosa… sauf que la terre n’a pas tremblé et qu’aucun tsunami n’a frappé les côtes japonaises.
En revanche, les opérateurs ont cru voir le sol s’ouvrir sous leurs pieds lorsque les bons du Trésor nippons ont affiché jusqu’à 20% de baisse (1,01% de rendement contre 0,90% mercredi) tandis que le Nikkei franchissait les 15 900 points. Enfin, la Grande rotation actions contre obligations se matérialisait avec une vigueur réjouissante !
Sauf que les pertes sur les instruments obligataires devenaient si abyssales qu’il n’y avait pas d’autre choix que de liquider les actions… dont acte.
Peu importe que le catalyseur ait été un piètre PMI manufacturier en Chine : le Fukushima boursier avait de toute façon atteint son point de désintégration.
Le ralentissement de la croissance chinoise a bon dos… Cela fait des mois que tout le monde s’en fiche et que Tokyo et Wall Street battent des records avec une régularité de métronome.
A 14 484 en clôture, le Nikkei effaçait 10 séances de gain. Il refermait aussi le gap des 14 840 du 14 mai et des 14 636 points du 10 mai… mais il en subsiste une bonne dizaine à refermer depuis les deux « méga-gaps » des 13 780 points du 6 mai puis des 12 630 points du 4 avril.
Nous faisons un pari : plus nous entendrons de stratèges affirmer que c’est un simple accident de parcours et qu’il faut acheter massivement ce creux indiciel (leurs effectifs se sont fortement accrus à mesure que Wall Street effaçait ses pertes initiales jeudi soir)… plus nous pouvons être certains que les gaps seront comblés.
Cela nous comblera également !