** Nous voulions débuter cette Chronique par un bon mot (celui d’Eric Woerth à propos de la baisse de rémunération du Livret A) et quelques réflexions pleines d’allégresse concernant les scores mirobolants affichés par les indices boursiers lors de la première séance de la nouvelle année. Cependant, l’actualité au Proche-Orient nous est apparue trop dramatique pour que nous consacrions ces premières lignes à l’évocation de bons présages, sachant que l’embrasement de la bande de Gaza est pour une large part à l’origine de la forte remontée des prix pétroliers (au-dessus de 46,5 $/baril) et du dollar (au-dessus des 1,39 euro), deux facteurs techniques considérés comme plutôt favorables aux actions de la Zone euro.
Nous avions tenté de faire en sorte que le compte-rendu de l’année 2008, diffusé le vendredi 2 janvier, ne soit pas aussi sombre que le bilan boursier des 12 derniers mois écoulés… mais il nous était difficile de passer sous silence l’ultime déclaration choc du gouverneur de la Banque centrale espagnole, Miguel Fernandez Ordòñez, évoquant le risque d’une "grande dépression" qui menace de frapper l’ensemble du Vieux Continent en 2009.
Nous avions supposé qu’un tel pessimisme provenait du constat que ses collègues de la BCE les plus hauts placés n’avaient que très tardivement pris la mesure de l’ampleur de la crise engendrée par l’éclatement de la bulle des dérivés de crédit — et qu’ils se trouvaient à présent complètement désarmés face aux menaces de déflation et de chômage massif qui s’étendent des côtes de la Californie jusqu’aux rives occidentales de la mer Noire. La boîte à outils monétariste héritée de l’ère Tietmeyer (l’éminent président de la Banque centrale allemande de 1993 à 1999) apparaît complètement inadaptée face aux circonstances que nous décrivons depuis fin février 2007.
La BCE s’est trop longtemps acharnée à écraser à coup de pelle les dernières braises inflationnistes datant du début des années 80 tandis qu’elle négligeait la flambée des actifs boursiers et immobiliers caractérisée par la formation en cascade de bulles spéculatives.
Il nous semblait pourtant évident que le système financier était entré en ébullition et menaçait d’exploser… mais la BCE, qui avait placé toute sa confiance dans ses détecteurs de fumée dernier cri, n’avait pas jugé bon d’installer de compteurs Geiger ni de manomètres mesurant l’intensité des pressions gazeuses dans les turbines du système bancaire.
C’est de là que provient son impuissance face à un désastre que nous avions comparé à un "Tchernobyl financier" : paniqués par le nuage radioactif des dérivés de crédit, les épargnants n’ont eu de cesse de rechercher un abri sûr pour leur argent.
Notre gouvernement s’est empressé de canaliser le flot de liquidités se détournant de l’immobilier, des actions puis plus récemment des matières premières vers le Livret A. Les banques commerciales semblaient pouvoir faire d’une pierre deux coups : capitaliser sur la suppression du monopole de la Poste et des Caisses d’épargne et proposer un produit largement plus rémunérateur que les placements monétaires (hors offres spéciales rémunérées à 6% ou plus pour une période limitée).
** C’est donc le moment d’évoquer le bon mot du ministre du Budget, Eric Woerth, sur une radio nationale ce dimanche 4 janvier. Il qualifie de "bonne nouvelle" l’abaissement de 40% d’un coup du taux de rémunération du Livret A, au motif qu’il y a moins d’inflation et que le loyer de l’argent a bien diminué ces trois derniers mois.
C’est une façon hédoniste de décrire les merveilleux avantages d’une crise économique dégénérant rapidement en cycle déflationniste : nous pourrions nous contenter d’en sourire si la France ne comptait pas 65 000 chômeurs de plus depuis le mois dernier et si les banques avaient effectivement rouvert les vannes du crédit pour faire profiter leurs clients d’un argent devenu si "bon marché".
** Pour les épargnants les plus frileux (et tous ceux menacés de perdre leur emploi au cours des prochains mois), ce n’est qu’une mauvaise nouvelle de plus. Nous soupçonnons que la baisse des carburants devant laquelle certains ministres — qui ne payent pas leur essence — s’extasient est en cours d’achèvement.
Les tensions au Proche-Orient, les nouveaux mécanismes de stabilisation étudiés par l’OPEP (sur les conseils des majors pétrolières américaines) et le conflit ouvert entre la Russie et l’Ukraine au sujet des tarifs du gaz et du "vol" de ressources énergétiques prétendument commis par l’ex-république soviétique démontrent que d’une manière ou d’une autre, la spéculation sur une décrue des matières premières est devenue un pari dangereux.
D’ailleurs, reste-t-il beaucoup de hedge funds en mesure de peser à la baisse sur les cours du pétrole, du cuivre ou des céréales ?
** La palme du bon mot agrémentant la période des fêtes doit toutefois être attribuée sans aucune hésitation à l’économiste en chef d’une banque dite "verte" mais qui a mangé du lion à la fin des années 90… Il a réussi, lors d’une interview sur une grande chaîne d’information en continu, à décrire la crise actuelle comme un simple "choc". Il a également accompli l’exploit de ne jamais évoquer le credit crunch… ni les pertes abyssales des banques sur les dérivés de crédit… ni les spéculations malheureuses sur un retournement de tendance des marchés au début de l’automne… ni le marasme du secteur immobilier… ni l’effondrement des mises en chantier.
Et pour se remettre de ce "choc" qu’il considère comme "une chance pour la France" (c’est le titre du livre dont il était venu faire la promotion), il a des recommandations à faire au demi-million de chômeurs supplémentaires que comptera notre beau pays fin 2009 : il leur conseille d’accueillir avec enthousiasme des réformes telles que l’allongement de la période de cotisation pour les retraites (ceux qui pointent depuis des mois aux ASSEDIC apprécieront !), de mettre le paquet sur la formation (financée par qui, pour accéder à quelles filières créatrices d’emplois ?) et enfin de faire preuve de plus de mobilité (ceux qui ont des enfants scolarisés, un conjoint travaillant à proximité de leur domicile, un crédit sur le dos et aucun espoir de revente — sinon à perte — applaudissent ces géniales inspirations).
Oui vraiment, ce genre de solutions extraites d’un manuel de type "yakafaukon" rédigé par un économiste aussi éminent rendent presque dérisoires les 4% de hausse du CAC 40 vendredi dernier (dans un volume ridicule de 1,8 milliard d’euros) ; la France est sur le chemin du redressement, n’en doutez pas… et la meilleure preuve en sera un Livret A affichant un taux de 0,75% le 31 décembre prochain.
Décidément, l’année 2009 s’annonce d’ores et déjà comme un savant mélange de situations dramatiques et de déclarations d’une grande drôlerie : c’est la définition même du tragi-comique !
Philippe Béchade,
Paris