▪ La première fois que j’ai eu affaire au scandale de 1MDB, c’était fin juillet 2015. J’étais en Malaisie, sur invitation de Mahathir, afin de faire une intervention concernant l’avenir du système monétaire international. J’ai considéré que c’était un honneur. Je me suis rendu à deux reprises en Malaisie à la fin de l’été 2015.
Les détails du scandale malaisien ont largement été relayés par le Wall Street Journal, Bloomberg et par la presse locale telle que le Sarawak Report. En dépit des intrications complexes de cette histoire, les faits essentiels, dans les grandes lignes, se résument de façon assez simple.
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Les fonds souverains sont des entités ad hoc créées par des pays afin de gérer leurs positions de réserves en devises fortes. Cela diffère de la gestion habituelle des réserves exercée par les banques centrales dans la mesure où les fonds souverains ont l’autorisation d’investir dans des actions, des obligations, de l’immobilier et d’autres solutions de placement.
Normalement, les banques centrales se limitent à l’équivalent de liquidités à court terme tels que les bons du Trésor. Les fonds souverains existent partout dans le monde et contrôlent des investissements représentant des milliers de milliards de dollars. La plupart des fonds souverains sont relativement transparents, prudents et bien gérés.
Najib n’était pas seulement Premier ministre, il s’est également autoproclamé ministre des Finances |
Le fonds souverain malaisien, 1MDB, a été créé en septembre 2009, peu de temps après que Najib soit devenu Premier ministre en avril 2009. Najib n’était pas seulement Premier ministre, il s’est également autoproclamé ministre des Finances. Ce faisant, il a mis la main à la fois sur les affaires politiques et financières de la Malaisie.
Najib a parachevé ce triple contrôle en prenant la tête du conseil consultatif de 1MDB. Ainsi, il a pris le contrôle des investissements liés aux réserves malaisiennes. Le conflit d’intérêt était évident. Certains ont protesté à l’époque mais aucune objection sérieuse n’est parvenue à arrêter Najib.
En plus de Goldman Sachs, un personnage trouble nommé Jho Low aurait facilité la corruption au sein de 1MDB.
A présent, il a environ 35 ans et il est originaire de Malaisie. Il a fait ses études à Londres, puis à la Wharton School (prestigieuse école spécialisée dans la finance aux Etats-Unis) avant de se hisser en 2008 dans le cercle rapproché de Najib. Les connaissances de Jho Low en matière de finance offshore et de montages financiers (acquises à Londres et à Wharton) ont facilité les projets de pillage de Najib. Jho Low joue également les play-boys, étalant son visage poupin aux côtés des semblables de Paris Hilton au cours des somptueuses soirées qu’il organise.
Dès qu’il a contrôlé les milliards de dollars de 1MDB, et avec Jho Low à ses côtés, Najib s’est sérieusement attelé à piller l’argent du peuple malaisien. En 2009, 1MDB a investi un milliard de dollars dans une joint-venture saoudienne avec PetroSaudi, afin de lancer des projets liés à l’énergie. Toutefois, seuls 300 millions ont été transférés sur le compte de PetroSaudi. Les 700 millions de dollars restants ont été détournés vers un compte offshore contrôlé par Jho Low.
Le cabinet d’audit de 1MDB, Ernst & Young, a été ensuite remercié pour avoir posé des questions concernant cette transaction avec PetroSaudi. En 2010, 1MDB a cédé sa participation dans PetroSaudi pour 2,32 milliards de dollars et détourné le produit de cette cession vers un fonds situé aux îles Caïman.
Cependant, cette transaction ainsi que celle de PetroSaudi étaient des transactions papier entre deux entités affiliées conçues pour gonfler les bénéfices sans produire de liquidités. 700 millions de dollars d’argent sonnant et trébuchant issus de l’investissement initial demeurent introuvables.
En 2012, Goldman Sachs a vendu 1,75 milliards de dollars d’obligations émises par les filiales de 1MDB afin d’acheter des centrales électriques. Une entité située en Arabie saoudite, IPIC, a garanti ces obligations. 1MDB a comptabilisé 1,4 milliards de collatéral à l’appui de cette garantie. Le Wall Street Journal a indiqué qu’IPIC n’avait jamais reçu l’argent, qui demeure introuvable. Les centrales électriques ont ensuite été passées en pertes et profits, générant des pertes considérables pour 1MDB.
En mars 2013, Goldman a souscrit pour le compte de 1MDB une émission d’obligations de trois milliards de dollars. La banque a empoché près de 300 millions de dollars d’honoraires |
Ensuite, Najib a contacté les banquiers de Goldman lors du Forum économique mondial de Davos en Suisse en janvier 2013. Il a dit qu’il lui fallait trois milliards de dollars de toute urgence. En mars 2013, Goldman a souscrit pour le compte de 1MDB une émission d’obligations de trois milliards de dollars. La banque a empoché près de 300 millions de dollars d’honoraires, soit environ 10% de l’émission d’obligations. Ce sont des honoraires incroyablement exorbitants pour une émission d’obligations effectuée par un fonds souverain.
A peine quelques jours après que l’émission d’obligations se soit achevée, 681 millions de dollars ont été transférés directement sur le compte bancaire personnel de Najib. La source des fonds reste inconnue, bien que Najib affirme qu’il s’agirait d’un « cadeau » de la part d’un de ses amis arabes.
Certains plans fomentés par Najib et Jho Low relèvent d’un total amateurisme (mais demeurent efficaces pour piller des fonds). Par exemple, selon le Sarawak Report, les fonds de 1MDB ont été détournés vers une société offshore douteuse, située dans les îles Vierges britanniques, du nom de « Aabar Investments PJS Ltd ». Le nom a été choisi afin de ressembler à Aabar Investments PJS, filiale légitime d’IPIC, à Abu Dhabi.
L’arnaque s’est poursuivie via diverses sociétés fictives qui recevaient les fonds pour les envoyer ensuite à d’autres sociétés fictives avant de se mettre en liquidation, rendant les choses encore plus difficiles pour suivre la trace de l’argent. Via cet écheveau de transactions, 1MDB a réussi à encourir 11 milliards de dollars de passif tout en perdant de l’argent sur nombre de ses investissements. On ne sait même pas si le fonds est solvable actuellement.
Lorsque j’ai discuté de 1MDB avec Mahathir, il m’a demandé si j’avais déjà entendu parler d’un fonds souverain qui empruntait de l’argent. Or, au fil des ans, j’ai effectué énormément de recherches concernant les fonds souverains, pour les services des renseignements américains, en raison de menaces susceptibles de peser sur la sécurité nationale des Etats-Unis. Ma réponse a été catégorique. Je ne suis jamais tombé sur un fonds souverain ayant emprunté quelque argent que ce soit. La notion d’emprunt est contraire à l’éthique d’un fonds souverain dont la mission est de gérer des actifs et non de contracter un passif.
▪ Le château de cartes de Najib et de Jho Low est en train de s’écrouler
A présent, tout le château de cartes de Najib et Jho Low est en train de s’écrouler. Jho Low a disparu (on pense qu’il se cache). Bon nombre des comptes bancaires de 1MDB et de Najib ont été gelés par les autorités à Singapour, en Suisse et ailleurs.
Mais, au lieu de tout avouer, Najib a réagi en redoublant de menaces de limogeages et de dissimulations. Très rapidement, Najib a fait fermer les journaux locaux, limogé son vice-Premier ministre et remplacé le ministre de la Justice. De nombreuses personnes ont subi les interrogatoires de la police (y compris l’ex-Premier ministre Mahathir). D’autres ont été arrêtées pour avoir intenté des recours légaux et pacifistes contre ces abus (y compris mon ami Jong Lee). Certaines personnes ayant directement connaissance de certains faits significatifs ont disparu et l’on craint qu’elles ne soient mortes. La liberté d’enquêter a été compromise par les limogeages et l’intimidation.
Pour l’instant, la société civile a peu de moyens de recours, en Malaisie. Najib reste solidement établi et se pavane sur la scène internationale en organisant à Kuala Lumpur le sommet ASEAN ainsi que d’autres conférences régionales. Najib rappelle également aux gens du pays qu’il est proche du président Obama (ils ont fait une partie de golf l’an dernier à Hawaï).
La Malaisie a bénéficié d’une impulsion en faisant partie des membres fondateurs de l’Accord de Partenariat trans-Pacifique |
La Malaisie a bénéficié d’une impulsion en faisant partie des membres fondateurs de l’Accord de Partenariat trans-Pacifique, une zone de libre-échange comprenant les Etats-Unis, le Japon, le Canada, le Chili ainsi qu’un certain nombre de pays d’Asie de l’est (excluant catégoriquement la Chine). Le TPP est la pièce centrale de l’héritage d’Obama en matière de libre-échange, et il a entretenu des relations cordiales avec Najib en oeuvrant à la concrétisation de cet accord.
Tous ces événements sont bien tristes. La Malaisie pourrait être un pays riche. A court terme, elle est prisonnière de ce que l’on appelle le middle-income trap (piège du revenu moyen ou intermédiaire), circonstances où le revenu moyen par habitant passe au-dessus du niveau de pauvreté mais où le pays reste bloqué au niveau d’économie en cours de développement.
Tout de même, la Malaisie dispose de nombreuses ressources et d’une main-d’oeuvre éduquée. Elle est également bien placée pour servir de voie d’acheminement aux échanges et investissements intervenant entre la Chine et l’Arabie. La Malaisie, majoritairement musulmane, compte une importante minorité d’origine chinoise et a de nombreux liens avec la Chine.
Les Malaisiens que j’ai rencontrés dans la rue sont sympathiques et décontractés. Ils sont bien conscients de cette corruption mais n’ont pas le pouvoir de changer de gouvernement dans l’immédiat (les prochaines élections n’auront pas lieu avant 2018).
Najib n’est pas tiré d’affaire pour autant. Aux Etats-Unis, le FBI enquête sur le volet blanchiment d’argent de cette affaire. Le FBI a le pouvoir de le faire en raison de la présence américaine de Goldman Sachs et des paiements en dollar américain effectués dans le cadre du pillage. Les virements bancaires entre la Malaisie, les îles Vierges britanniques et Abu Dhabi doivent toujours passer par des banques américaines lorsqu’ils sont libellés en dollar américain. Cela donne de facto aux Etats-Unis la compétence juridique internationale sur les enquêtes financières que le FBI souhaite mener.
Pour les investisseurs, la leçon est limpide. La Malaisie est un territoire à éviter dans un avenir immédiat. D’énormes pertes liées aux investissements ont été constatées dans le pays, en 2015 : ce n’est pas parce que les fondamentaux à long terme étaient mauvais (ce n’est pas le cas), mais parce que la politique menée à court terme est corrompue.
Votre pire ennemi, ce n’est pas le risque, qui peut être pesé et géré, mais bien l’incertitude, qui ne peut l’être. La corruption politique et l’avidité débridée apparues dans une démocratie par ailleurs stable constituent un cas typique d’incertitude. Et celle-ci n’est pas près de disparaître.