De l’étalon-or à la dette abyssale des Etats-Unis, les garde-fous monétaires et politiques ont tous été démantelés. Alors que les élites promettent que « tout va bien », une question demeure : qu’est-ce qui arrêtera la chute ?
« Il pleure dans mon coeur. Comme il pleut sur la ville » – Paul Verlaine
Il y a certaines choses que nous, les humains, ne pouvons pas faire. Nous ne pouvons pas voler sans ailes artificielles. Et nous ne pouvons pas gérer un système monétaire sans garde-fous.
Ici, à Paris, un tailleur croyait avoir inventé une « combinaison volante » qui lui permettrait au moins de planer dans les airs. Il l’a testée le 4 février 1912 en sautant de la tour Eiffel. Hélas, il s’est écrasé sur le sol, et est mort sur le coup.
Hier, nous nous sommes rendus sur les lieux. La ville paraissait morose. Il pleuvait. Le ciel était gris et froid. Les bâtiments étaient gris et froids. Les gens semblaient eux aussi gris et froids.
Nous avons pensé aux investisseurs de la bulle Internet et à leur chute spectaculaire. Et aux investisseurs actuels dans l’intelligence artificielle, qui enfilent leurs combinaisons… dans l’espoir de s’envoler.
Puis, nous avons retrouvé une vieille amie pour prendre un verre. Elle avait les joues roses et était chaleureuse. C’est ce qui est agréable à Paris : il y a toujours un endroit où boire un verre, et toujours quelqu’un avec qui le partager.
La température à Paris a fortement chuté. Il y a une semaine à peine, nous aurions pu nous asseoir en terrasse et profiter du spectacle des Parisiennes élégantes défilant devant nous. Mais il fait désormais trop froid pour s’installer dehors. Et la France, qui combat « l’urgence climatique » avec le même zèle imprudent que les Etats-Unis dans leur lutte contre le « terrorisme », a interdit les chauffages au gaz qui rendaient si agréables les soirées en terrasse, même par temps froid.
Nous sommes donc rentrés et avons réussi à trouver une petite table libre, coincée entre deux autres.
« Les Allemands ont un mot pour ça. » La jeune femme blonde, qui a publié notre dernier livre en français, savait ce que nous pensions.
« Un mot pour quoi ? »
« Pour ce sentiment de tristesse que l’on éprouve quand on réalise que le monde court à sa perte. C’est le weltschmerz. Du moins, dans notre partie du monde, a-t-elle ajouté après une pause. L’Occident. »
« Avez-vous entendu le discours de Trump à l’ONU ? Il pense que les grandes menaces sont l’immigration et la politique énergétique. Si c’est le cas, ces problèmes sont relativement faciles à résoudre. On pourrait fermer les frontières et supprimer toutes les éoliennes et panneaux solaires. Mais le vrai problème demeurerait entier. »
Notre amie est aussi spécialiste de grec et de latin. « Le vrai problème, c’est la démocratie populaire. Comme l’expliquaient les Grecs de l’Antiquité, cela fonctionne pendant un certain temps… mais pas longtemps. Le peuple réclame toujours plus de choses gratuites. Et ensuite, il est impossible de les lui retirer… même quand l’État est en faillite. »
Les fondateurs des Etats-Unis avaient, eux aussi, lu les classiques. Ils ont tenté d’éviter cet écueil de deux manières. D’abord, en mettant une certaine distance entre le gouvernement fédéral et la vox populi des masses électorales. Notre ami John Henry, fondateur du Comité pour la République, explique :
« Pendant plus d’un siècle, les Etats-Unis ont connu une transition d’une république constitutionnelle à une démocratie inconstitutionnelle aux ambitions mondiales démesurées. Peu à peu, nous sommes passés du choix de candidats démocrates et républicains qui défendaient notre république fondée sur la liberté, à des politiciens qui ont systématiquement démantelé la Constitution pour rendre le monde sûr pour la soi-disant ‘démocratie’. Personne ne s’est demandé comment rendre le monde sûr face à quelque chose que nous n’étions pas nous-mêmes. Selon notre Constitution, nous sommes une république, pas une démocratie. »
Les fondateurs avaient aussi tenté de limiter les dépenses militaires, en exigeant une loi du Congrès avant toute déclaration de guerre… et de limiter les dépenses publiques en général en imposant que la seule monnaie soit « l’or et l’argent ». Ces deux garde-fous ont sauté, le second ayant définitivement disparu en 1971, sous Richard Nixon.
La « barrière dorée » était particulièrement cruciale. John Dienner rappelle ce passage de Friedrich Hayek, écrit en 1975 :
« La pression pour obtenir toujours plus d’argent à moindre coût est une force politique omniprésente à laquelle les autorités monétaires n’ont jamais su résister. […] A l’exception de cette parenthèse de 200 ans marquée par l’étalon-or [du XVIIIe au XXe siècle], pratiquement tous les gouvernements de l’histoire ont utilisé leur monopole monétaire pour escroquer et dépouiller leur peuple. »
L’étalon-or a été instauré au XVIIIe siècle. Abandonné pendant la Première Guerre mondiale, il a été rétabli, en partie, après la Seconde. Le dollar est devenu la principale monnaie de réserve, et il était encore adossé à l’or.
Mais en 1971, le dernier lien avec l’or a été rompu. Depuis, plusieurs tentatives ont visé à recréer un garde-fou. Dans les années 1970, nous avons participé à une campagne en faveur d’un amendement constitutionnel interdisant les déficits. Dans les années 1980, notre ami Grover Norquist a réussi à faire signer aux futurs membres du Congrès « The Pledge » (l’Engagement), par lequel ils promettaient solennellement de ne jamais augmenter les impôts.
Puis sont venus les débats sur le plafond de la dette, qui se sont réduit à un théâtre politique. Le plafond a été relevé plus de 80 fois depuis les années 60.
Les garde-fous ont donc disparu. Tous. Nous sommes revenus à une « mauvaise époque », où l’on ne peut compter sur les élites que pour dépouiller le public avec leur monnaie « papier » fantaisiste.
« Dans ce discours à l’ONU, a poursuivi notre amie, Trump s’est vanté que ‘l’inflation a été vaincue en Amérique’. Mais je ne vois pas comment cela serait possible. »
Hier, nous avons commis une erreur. (Oui, nous aussi sommes des êtres humains.) Nous avons largement sous-estimé l’ampleur de l’accumulation de la dette américaine. Les déficits atteignent 2 000 milliards de dollars par an. Ni les républicains ni les démocrates ne veulent s’attaquer aux dépenses et, même au rythme actuel, le dollar perdra environ 80 % de sa valeur : les deux partis ajouteront 55 000 milliards de dollars à la dette au cours des trente prochaines années.
Les garde-fous sont tombés. Qu’est-ce qui les arrêtera ?
