Les banquiers centraux jonglent les milliards et augmentent les risques pour un système déjà mal-en-point. Le problème n’est alors plus seulement monétaire, et nous touche tous.
Je vous parlais hier des banquiers centraux et de leur pivot général vers une politique monétaire plus restrictive. Dans le noble but affiché de lutter contre l’inflation, évidemment.
Mais la communauté des banquiers centraux n’a même pas compris les enseignements de Milton Friedman dont pourtant elle se réclame.
Friedman soutenait que l’inflation était certes – en dernière analyse – un phénomène monétaire mais, au moins, il recherchait les articulations logiques entre monnaie et croissance, il ne s’en remettait pas la magie des mots et des romans.
Vraie et fausse monnaie
Pour que l’inflation puisse être un phénomène monétaire, il faut encore que les banques centrales créent de la monnaie, de la vraie monnaie, active et vivante, pas de la monnaie morte, pas des réserves ou des bestioles financières ou quasi-monétaires. Il faut, par cette création, qu’elles aient ce pouvoir de faire bouger le réel !
Or, depuis la fin des années 1990 la prolifération des produits, des agrégats, et les mutations du système ont fait que l’on ne sait plus ce qu’est la monnaie.
La création des apprentis sorciers a dépassé leur capacité à comprendre leur créature. Sans cesse ils ont en retard, dépassés, ridiculisés et ils courent derrière une réalité qui leur échappe… comme ils sont en train de le faire aujourd’hui et comme ils le feront encore demain.
Depuis plus de 20 ans on ne sait plus ce qu’est la monnaie. Greenspan l’avait compris, mais au lieu de réfléchir et de tout remettre en chantier, il a préféré jouer au magicien, au maestro.
Nous sommes conduits par des pieds nickelés. Le fait que les décideurs se méprennent autant sur quelque chose de fondamental pour la gestion monétaire porte un coup majeur à la crédibilité.
Ils jonglent avec des montants considérables, déplacent des milliers de milliards de la poche des uns vers la poche des autres, ils fracassent nos consensus sociaux par les inégalités, ils montent des pyramides de risques financiers.
Avoir libéré des milliers de milliards de nouvel « argent » sans savoir comment cela allait fonctionner est inexcusable.
Pour quel résultat ?
La question de savoir si l’inflation des prix des biens, des services et des salaires est une vraie inflation n’est pas vraiment important. Tout ce qui compte, c’est l’effet sur le public, sur les salariés.
Le pouvoir d’achat chute. Et si le pouvoir d’achat chute, c’est un problème politique. Il se greffe en plus sur des sociétés clivées, polarisées, déjà au bord de la guerre civile, ingérables.
Le problème de l’inflation mondiale est évident depuis des mois, mais les banquiers centraux ont été réticents à prendre le risque de chahuter les marchés. Ils espéraient que le problème se résoudrait de lui-même.
Au sommet de la politique monétaire « asymétrique », les banquiers centraux ont été impatients – en mars 2020 – d’agir immédiatement avec des mesures de relance monétaire d’ampleur auparavant inimaginable. De façon aveugle et disproportionnée.
L’inflation monétaire est allée beaucoup trop loin. Maintenant, elle s’est déchaînée. Le génie est sorti de la bouteille.
Cela se produit au plus mauvais moment : au cours des deux dernières années, les mesures de relance monétaire sans précédent ont poussé les bulles d’actifs spéculatifs dans des folies historiques. Et cette folie n’est pas restée cantonnée, non, elle a gagné le public, les ménages, qui sont tous concernés, tous atteints.
Revirement à la BCE
Christine Lagarde est cynique et incompétente. A la suite de la réunion de la BCE du 16 décembre, elle avait déclaré que « l’accommodation monétaire est toujours nécessaire pour que l’inflation se stabilise à notre objectif d’inflation de 2% à moyen terme », ajoutant qu’il était « hautement improbable » que la BCE commence à relever les taux avant au moins 2023.
Sauf que, comme Reuters nous l’indiquait le 2 février, l’inflation s’éloigne de l’objectif des 2% :
« L’inflation dans les 19 pays qui partagent l’euro a augmenté à 5,1% en janvier contre 5% en décembre, dépassant largement les attentes […]. La lecture reflète la flambée des prix de l’énergie comme prévu, mais l’inflation des aliments non transformés a également bondi de plus de 5%, une source potentielle de pression politique sur la BCE, car les prix du carburant et de l’alimentation ont un impact rapide sur les électeurs. L’inflation est désormais plus du double de l’objectif de 2% de la BCE. »
Christine Lagarde et la BCE ont dès lors dû pivoter d’une position embarrassante et indéfendable, comme nous l’apprenait le Financial Times le lendemain, 3 février :
« Christine Lagarde a refusé d’exclure une hausse des taux d’intérêt cette année en réponse à la ‘préoccupation unanime’ de la Banque centrale européenne concernant la flambée des prix, alimentant les paris accrus des investisseurs sur le fait que cela augmentera les coûts d’emprunt plusieurs fois en 2022.
La présidente de la BCE a déclaré que les risques d’inflation étaient ‘à la hausse’ […]. Elle s’est éloignée de ses commentaires précédents qui minimisaient les chances que la banque augmente les taux en 2022 en faisant valoir que ‘la situation a changé’. Elle a aussi déclaré qu’elle ‘s’approchait de beaucoup plus près’ d’atteindre son objectif d’inflation.
Lagarde a déclaré qu’il y avait un ‘consensus’ parmi les décideurs politiques de la BCE sur sa décision de maintenir les taux inchangés et de poursuivre une réduction ‘étape par étape’ des achats d’obligations cette année. »
Le vin est tiré, il va falloir le boire.
Les marchés réagissent
Les conditions financières ont commencé à se durcir. Cependant, elles ne se resserrent pas assez rapidement pour contenir la flambée des prix des matières premières.
Le brut WTI a encore bondi depuis les déclarations de Lagarde, dépassant les 92 $ dès le lendemain et portant les gains du début de l’année à plus de 23%.
La progression de 2,3% de l’indice Bloomberg Commodity Index a propulsé les gains cumulés à 10,5% sur la même période.
Les marchés sont désormais confrontés à la flambée des rendements des bons du Trésor et des dettes souveraines, ainsi qu’à l’élargissement des spreads de crédit des entreprises et à la hausse des prix des CDS.
Les rendements des bons du Trésor à dix ans ont bondi pour atteindre le 10 février un sommet au-delà des 2% plus vu depuis deux ans.
Toutes les indications pointent vers des pressions croissantes sur les acteurs à effet de levier. Je vous explique régulièrement que c’est là que se trouve le risque pour le Système.
Le désendettement en cours exercera une pression croissante sur les diverses bulles défaillantes. Pendant des années, un tsunami de financement spéculatif a alimenté les conditions financières les plus lâches de tous les temps, qui a permis des ventes record de dettes d’entreprises, d’émissions d’actions, d’introductions en Bourse, de SPAC, de fusions et acquisitions, de capital-investissement, de capital-risque, etc.
Cela a été une période tellement longue de surabondance de financement bon marché que tout en a été faussé. Je soutiens que nos structures économiques sont aussi fausses que les structures de l’Union soviétique avant la chute.
Nous sommes dans une structure économique profondément déséquilibrée, laquelle demande toujours plus pour ne pas s’effondrer. Toujours plus de dettes, toujours plus d’argent gratuit, toujours plus de fausse monnaie.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]