** Nous avions intitulé la Chronique d’hier « Avec le credit crunch, Bernanke se retrouve chocolat ! ». Un titre prémonitoire puisque les marchés attendent désormais de découvrir dans quelle mesure l’économie américaine va souffrir de l’impact du tarissement de la corne d’abondance alimentée par le système de création de liquidité parallèle reposant sur les dérivés de crédit.
La Fed va devoir se livrer au délicat exercice d’ancrage des anticipations de risques de récession lors de la publication ce mercredi des minutes (résumé des discussions) de sa dernière réunion de politique monétaire des 30 et 31 janvier derniers. En langage plus clair, il va s’agir de revoir officiellement à la baisse la fourchette prévisionnelle de la croissance en 2008 — hausse de 1,9% à 2,5% du PIB anticipée fin 2007 — sans pour autant alimenter les craintes de voir l’Amérique s’enfoncer dans la stagflation.
Il va falloir que Ben Bernanke trouve les mots justes car chaque épithète, chaque adjectif sera pesé au trébuchet. Les marchés s’attendent à ce que la croissance lente soit le leitmotiv des prochains mois et même des prochains trimestres — un tel scénario est déjà pris en compte dans les cours. Mais ils redoutent aussi que la Fed ne s’étende trop longuement sur les incertitudes, voire sur un rappel des difficultés durables induites par la crise immobilière, tant au niveau de la consommation que de l’emploi aux Etats-Unis.
Et avec un taux de 13,7% de hausse annuelle des prix à l’importation, certains membres de la Fed ont multiplié, ces derniers jours, les mises en garde au sujet des pressions inflationnistes. La contraction de l’activité économique devrait ainsi favoriser une accalmie sur ce front ; mais tout cela reste une vue de l’esprit et rien n’est encore gravé dans le marbre dans ce domaine.
Il suffit pour vous en convaincre de relire l’article d’Isabelle Mouilleseaux consacré à l’énergie low cost : ce bon vieux charbon. Sous son antique forme solide ou sous sa présentation plus moderne et multifonction — c’est-à-dire liquide — il asphyxie la planète et dérègle le climat. N’oublions pas non plus cette remontée du baril de pétrole de 10% en sept séances — entre 87 $ le 7 février dernier et un pic de 96,5 $ ce lundi même.
** Puisque les marchés américains étaient clos ce lundi pour cause de Présidents’ Day, l’occasion était idéale pour élargir notre réflexion sur les matières premières. Nous allons donc aborder une thématique qui nous est chère, à savoir le basculement pétro-stratégique — qui englobe le gaz — du Proche-Orient (contrôlé de façon de plus en plus chaotique par les Américains depuis 2003) vers la Russie et l’Asie Centrale.
D’ici la mi-mars, le nouveau maître du Kremlin, adoubé par son futur Premier ministre, l’actuel président Vladimir Poutine, sera Dimitri Medvedev. Medvedev qui n’est autre que le tout puissant patron de Gazprom, c’est-à-dire la plus grosse compagnie au monde du secteur énergétique, loin devant Exxon-Mobil ou Royal Dutch parce qu’elle possède ses propres réserves et ne se contente pas de les exploiter sous licence.
Les majors pétroliers américains rêvent de dominer la Maison-Blanche, et pas seulement par le biais d’un intense lobbying par une kyrielle de conseillers spéciaux ayant libre accès au Bureau ovale. Vladimir Poutine et ses obligés du complexe militaro-énergétique, eux, l’ont fait : ils ont réussi à contrôler le pouvoir russe et ont mis en place un système appelé à durer des décennies.
La cohérence du pouvoir par rapport aux objectifs vitaux de la Russie apparaît comme bien supérieure à celle des Etats-Unis. Même si l’abcès tchétchène continue de desservir Moscou sur la scène diplomatique — au même titre que l’Afghanistan 30 ans plus tôt — c’est sans commune mesure avec le bourbier irakien dans lequel George W. Bush et ses théoriciens du « choc des civilisations » viennent d’engluer l’Amérique pour encore de longues et coûteuses années.
La Tchétchénie est peut-être le dernier épisode d’une guerre coloniale héritée de l’époque brejnévienne — rébellion à caractère ethnico-religieux et répression motivée par la sécurisation des itinéraires d’approvisionnement pétrolier russes, encore et toujours ! L’Irak est quant à lui le premier domino d’une longue série d’états proche-orientaux que G. W. Bush, Dick Cheney et Richard Perle espéraient faire basculer vers la démocratie, vers un islam « soft » et, cerise sur le gâteau, vers la société de consommation — réputée pacifique et moins sujette aux tentations de l’extrémisme, qu’il soit politique ou religieux.
Les ex-Républiques soviétiques — à dominante musulmane — riveraines de la mer Caspienne en rêvent peut-être elles aussi, mais elles préfèrent se tourner vers la Chine plutôt que vers les Etats-Unis, pour assurer leur future prospérité.
L’Empire du Milieu produit désormais autant de biens matériels susceptibles de combler leurs attentes, et à meilleur prix — les clients de Wal-Mart en savent quelque chose.
Les marchés se focalisent actuellement sur les « primaires » qui risquent de mettre des mois à départager Hillary Clinton et Barack Obama. Cependant, l’événement géostratégique le plus important pour l’avenir l’Amérique va survenir dans moins d’un mois en Russie, avec peut-être l’officialisation d’un axe Berlin/Moscou/Pékin — il faudra surveiller l’empressement des uns et des autres à féliciter le nouveau Président russe… et son « Premier ministre ». Ce nouvel axe pourrait consacrer la perte de leadership planétaire du futur hôte de la Maison-Blanche — qu’il soit démocrate ou républicain.
** En attendant la réouverture des marchés américains, l’échéance boursière du mois de mars — nous faisons référence aux contrats et options sur indices — démarre beaucoup mieux que celle de février, qui avait vu une baisse de 10% en 48 heures les 21 et 22 janvier, suite aux liquidations de position de la Société Générale en pleine débâcle des marchés asiatiques.
Paris a bondi de 1,9% à 4 861,8 points et efface intégralement ses pertes de la séance de vendredi — plombée par les statistiques américaines. Le CAC 40 se repositionne à peu de distance des 4 900 points avec 37 titres en hausse… mais dans de tout petits volumes puisque 3,8 milliards d’euros seulement furent échangés en l’absence des investisseurs américains en congé.
Tous les voyants ne passeront au vert que si Wall Street entame le mois de mars dans les mêmes dispositions que les places européennes. N’oublions pas, en outre, Hong Kong et Shanghai qui entament l’année du Rat sur des bases beaucoup plus solides que nous ne l’envisagions.
Et notre surprise va grandissant avec la flambée de 6,1% de l’inflation en Chine en rythme annuel (au mois de janvier) qui n’a même pas perturbé les investisseurs de l’Empire du Milieu lundi matin. Mais d’où tirent-ils un tel optimisme ? D’un constat de la déconfiture économique et diplomatique américaine ?
Philippe Béchade,
Paris