Une fois la dernière heure arrivée, que vaudra-t-il la peine de se remémorer ?
Nous luttions contre un mauvais rhume en traversant l’Atlantique. L’air de l’océan a semblé lui réussir. A notre arrivée à São Paulo, la maladie était en pleine forme.
Finalement, mardi, nous avons hissé le pavillon blanc. Nous avons fait appel à un membre de la profession médicale, qui a promptement prescrit des antibiotiques.
« Sans eux, vous auriez du mal à vous remettre », a-t-il dit. Mais à ce stade, nous n’étions plus qu’une épave, en proie aux sueurs froides, aux frissons et aux tremblements.
Nous reposions là – une chambre d’hôtel dans un pays étranger, loin des nôtres et de notre foyer – alternant entre le brouillard de la fièvre et des moments de clarté d’une telle pureté que nous nous demandions si nous n’avions pas percé le voile séparant notre monde de l’autre.
L’hôpital ou la morgue ?
Pendant 48 heures, nous avons flotté dans un quasi-coma lugubre. Nous pouvions de temps en temps répondre à une question – mais c’était bien tout.
Les femmes de chambre, le concierge et le médecin sont venus. Ils discutaient de notre situation entre eux, se demandant s’il fallait nous expédier à l’hôpital ou à la morgue.
Nous les avons ignorés. Nous ne voulions aller nulle part, ne parler à personne… Nous voulions juste sombrer dans nos propres hallucinations et inviter les fantômes.
Nous avons vu une cérémonie de commémoration… et avons réalisé qu’elle était organisée pour nous.
Des amis et des proches étaient rassemblés à l’église. Il y avait également des collègues et associés. Et même quelques lecteurs. Nous étions ravi de leurs larmes.
Quels merveilleux souvenirs. Quels délicieux mensonges, collant tous soigneusement au scénario : que votre correspondant n’était pas si mauvais homme, en fin de compte. C’était un spectacle si pitoyablement gentil que nous avions hâte de mourir en vrai.
Il faut contempler sa propre mort
Un homme devrait toujours contempler sa propre mort avant qu’elle ne se produise. Lorsqu’il fume les pissenlits par la racine, il est trop tard. Mais tant que le sang coule encore dans ses veines, comme Ebenezer, il peut peut-être encore rectifier les choses.
Nous avons passé notre carrière entière à gagner de l’argent pour nous-mêmes, en espérant aider les autres à gagner de l’argent pour eux-mêmes.
Nous avons fait partie des premières – et rares – personnes à s’apercevoir que le système monétaire est corrompu.
Notre formule pour le progrès économique réel (satisfaction totale = valeur réelle des accords gagnant-gagnant moins les accords gagnant-perdant) est l’une des nombreuses idées que les économistes choisissent d’ignorer.
Quant à notre conseil « vendez les actions, achetez de l’or », dont nous avons commencé à parler début 2000, c’est probablement une sorte de record. Sur les quelques années qui ont suivi, l’or s’est révélé être la classe d’actifs la plus performante. Actuellement, près de 20 ans après notre recommandation, l’or fait encore plus de deux fois mieux que les actions.
Evidemment, nous avons aussi donné de mauvais conseils. Mais les participants à notre enterrement imaginaire étaient trop polis pour en parler.
Tandis que la brume de fièvre s’évaporait, nous nous sommes demandé : que faire ? Comment ajouter des larmes sur le visage de nos proches ? Comment ajouter quelques lignes à nos réussites dans la nécro du Baltimore Sun ? Comment remplir ces bancs vides dans l’église St Paul ?
Taj Mahal et hit-parade
Certains pensent qu’il y a des choses qu’ils devraient faire avant de mourir. Les magazines proposent des articles paresseux affirmant qu’il est essentiel d’avoir vu le Taj Mahal ou les pyramides d’Egypte.
Mais à quel genre de vie l’industrie du voyage peut-elle donner une vraie signification ? Qui se soucie que vous ayez vraiment été au sommet de l’Empire State Building ? Personne. Pas même vous.
Qui voudrait voyager, en plus ? C’est fatigant. Et on se retrouve invariablement en compagnie d’autres touristes, espérant tous voler un aperçu d’authenticité mise en scène sans jamais réellement découvrir la vérité.
Qu’en est-il des grands événements publics ? Faut-il assister aux Jeux olympiques ? Au Festival du film de Venise ? Au dernier concert des Rolling Stones ? Pourquoi pas ? Mais nous doutons que ce sera quelque chose dont vous vous souviendrez sur votre lit de mort.
Torture diabolique
Il y a quelques années, un ami bien intentionné nous a invité à Rio de Janeiro pour le carnaval.
Essayez d‘imaginer : un demi-million de personnes à moitié nues, transpirant abondamment, dansant tout la nuit, sans interruption, dans des rues bondées, jonchées d’ordures, au son retentissant des orchestres de samba.
Rien dans L’Enfer de Dante n’est à la hauteur ; nous doutons que le diable lui-même puisse trouver mieux en matière de torture.
Alors quoi ? Lorsque la vie tournera votre page, de quoi vous souviendrez-vous en souriant ?
Avoir écrit un best-seller… ou une chanson entrée au hit-parade ? Ou, comme les frères Collison, peut-être pourriez-vous lancer une nouvelle entreprise et la vendre pour des millions à une société de capital-risque ?
Beaucoup de gens gravissent le Kilimandjaro, mais combien le font en sautant à cloche-pied ? Voilà qui serait une prouesse… comme s’entraîner pour pouvoir faire entrer cinq boules de billard en même temps dans sa bouche.
Profondes illusions
Ces pensées ont emporté nos illusions à un niveau plus profond encore. Il y a des choses que l’on a peu de chances de réussir à faire. Même si l’on y parvenait… à quoi bon ? Les écrivains à succès et les riches meurent-ils plus heureux que le reste d’entre nous ?
Nous y avons réfléchi… mais nous n’avons pas pu avancer beaucoup. Une fois la dernière heure venue, les listes bien remplies et les CV gonflés… les affiliations politiques, les honneurs, les succès de toutes sortes… rien de tout cela ne semble faire grande différence.
Nous avons donc cessé de réfléchir et sommes retourné à nos fantômes. Là, sur plus de sept décennies, ils ont trouvé quelques actes précieux de bonté sans préméditation… des étincelles de vérité… de rares indice de courage et de grâce… un sourire… et un baiser.