Les algos se comportent comme si l’argent demeurait gratuit et abondant. Ils n’ont pas tout à fait tort, étant donné la politique de la Bank of Japan…
En Europe, la hausse linéaire des « marchés » (ce terme ne recouvre plus aucune réalité telle qu’enseignée dans nos lycées ou nos universités) laisse la plupart des investisseurs pantois.
Leur réaction va de « c’est tant mieux » (dit autrement : on n’y comprend rien… mais aux innocents les mains pleines) à « il faut changer de logiciel et donc de scénario pour 2023 : l’année ne sera pas si mauvaise » (si les actions montent autant, c’est qu’un avenir radieux se dessine, la récession n’aura pas lieu).
Les premiers ont au moins la modestie de reconnaître qu’ils ont la chance de se trouver au bon moment et au bon endroit et que ce prodigieux rally dure plus longtemps que dans leurs rêves les plus fous, sans trop savoir pourquoi. Les seconds inventent les raisons rationnelles d’une hausse qui ne colle qu’avec une réalité située dans un monde parallèle.
Mais ce monde parallèle, c’est celui dans lequel évoluent des actifs dont les prix sont régis par de l’intelligence artificielle depuis la fin des années 2000/2010.
Le poids des algorithmes
Dans leur première phase de montée en puissance, les programmeurs des « algos » se sont d’abord consacrés à leur inculquer les bases de la psychologie humaine, leur apprenant essentiellement à identifier des « patterns » (des figures graphiques) et à leur associer un coefficient de fiabilité sur toutes les échelles de temps allant du centième de seconde jusqu’à 100 séances.
Il en découle une approche de plus en plus probabiliste et une règle en a progressivement émergé : plus une tendance se prolonge, plus elle a de chances de perdurer, quel que soit l’environnement économique et les aléas du quotidien.
Il en résulte un phénomène de « lissage » des aspérités graphiques de plus en plus efficace, illustration du dicton « les chiens aboient, la caravane passe ». Cependant, cela n’explique pas encore la succession de « vagues d’impulsion », à la hausse comme à la baisse, avec un angle de progression identique, des amplitudes identiques et des durées tendant à l’identique.
Depuis plusieurs années, les « algos » se sont considérablement sophistiqués, ont gagné en autonomie et, surtout, reflètent les progrès réalisés par des « intelligences apprenantes » qui se sont fixées comme but de réaliser le bénéfice maximum à partir d’une mise de fond minimum, et maîtrisant au plus près le risque (ce que le trader ne disposant que de ses propres neurones appelle le money management).
Et c’est là que les banques centrales sont venues donner un coup de main fantastique à la gestion confiée à l’intelligence artificielle : en abolissant le risque lié aux fluctuations du prix de l’argent, ramené à zéro, puis en rendant l’argent gratuit abondant très longtemps.
D’une tendance à l’autre
Les algos n’ont pas tardé à exploiter cet environnement favorable. Ce qui relevait du probable est devenu certain (argent gratuit presque indéfiniment) et le carburant – les liquidités – était fourni en quantité quasi illimité.
Un environnement stable a permis de générer des tendances stables, à répétition, et de plus en plus déconnectées de facteurs tels que signaux de ralentissement, pénuries, guerres… et surtout « valorisations » sans lien avec les profits réels.
Le surgissement de l’inflation n’a pas bouleversé la mécanique haussière, bien au contraire, puisque les taux demeurant longtemps inchangés malgré l’affolement du prix de l’énergie, des matières premières, des composants électroniques, le coût de l’argent emprunté devenait encore plus négatif.
Puis les banques centrales ont fait mine de souhaiter reprendre la main en montant leurs taux. Sauf que, neuf mois après le coup d’envoi des resserrements monétaires par la Fed, les taux d’intérêt réels demeurent encore largement négatifs. Mais ils ne le demeureront pas éternellement : les banquiers centraux ont prévenu que l’ère de l’argent gratuit avait vécu.
Le moment fatidique se rapproche. Celui où le niveau des taux rejoindra, puis croisera celui de l’inflation.
S’ajoutera à ce vent contraire celui – tout aussi redoutable – de la raréfaction globale de la liquidité avec le début de la réduction du bilan de la BCE anticipé en mars prochain, ce qui devrait coïncider avec le coup d’arrêt des resserrements monétaires de la Fed (plutôt un soulagement, mais déjà tellement anticipé).
Les algos qui ont déjà digéré et retraité tous les scénarios de marchés au cours des 50 dernières années lorsque les taux montent et que la liquidité s’évaporent devraient donc déjà se préparer à des temps difficiles…mais le moteur du funiculaire haussier s’avère inarrêtable depuis trois mois et trois semaines.
Là où l’argent continue de couler
Manifestement, ni le frein principal, ni le frein de secours ne semblent fonctionner : l’intelligence artificielle apprenante aurait-elle décidé qu’elle pouvait se passer du réel et que la psychologie humaine relevait des paramètres obsolètes ? Ou y a-t-il un « trou dans la raquette » au niveau de la lutte des banques centrales contre l’inflation ?
Les algos se comportent comme si l’argent demeurait gratuit et abondant… Mais peut-être est-ce bel et bien le cas ?
La Bank of Japan (BoJ) a surpris la planète entière mercredi 18 janvier en renonçant à écarter un peu plus la fourchette de fluctuation du loyer de l’argent. Ce taux avait longtemps été fixé à -0,10% (et à zéro pour le 10 ans), puis la fourchette avait été élargie à -0,25/+0,25% puis récemment -0,5/+0,50%… et un large consensus s’attendait à 0,75% ce 18 janvier.
Mais la BoJ n’a pas bougé et renonce apparemment à combattre l’inflation (4% fin décembre au Japon). Elle laissé sa politique monétaire inchangée, espérant peut-être que les efforts conjugués de la Fed et de la BCE suffiront à tempérer la hausse mondiale des prix, sans avoir à lever le petit doigt.
Du coup, la BoJ continue de fournir de la liquidité à 0,5% au système financier planétaire quand nulle part dans le monde l’inflation n’est inférieure à 6%.
D’autre part, compte tenu de la structure très négative de la démographie nippone, la BoJ continue de monétiser sa propre dette – donc d’imprimer de l’argent – pour financer les retraites, malgré une situation de plein emploi qui devrait remplir les caisses… mais beaucoup de japonais exercent de « petits métiers », peu rémunérateurs et peu contributeurs au régime des pensions de retraite.
La BoJ demeure donc la corne d’abondance des marchés. Elle leur procure cette drogue monétaire bienfaisante qui commence à faire défaut en Europe et aux Etats Unis, sur fond de conjoncture dégradée et de moral des acteurs économiques – notamment les ménages – au plus bas depuis avril 2020.
Toujours une bulle
Mais entretenir un mécanisme monétaire qui fait grimper les cours sans lien probant avec le réel et qui occasionne même l’établissement de nouveaux records quand tout ce qui aurait pu les justifier « vole sur le dos »… n’est-ce pas la définition la plus adéquate et la plus parfaite d’un phénomène de bulle financière ?
La bulle obligataire a explosé en 2022, la bulle des cryptos également, la bulle immobilière est en train de le faire et la bulle boursière est la dernière qui résiste parce qu’elle est la seule qui peut s’offrir le luxe de rester déconnectée de la réalité et de ne dépendre que de la liquidité disponible à l’instant T.
Quel risque pèse donc sur cette construction haussière auto-référente ?
Tout simplement la hausse du yen, qui contraindrait tous ceux qui ont emprunté à 0,25%/0,5% à rembourser dans une devise devenant soudain plus chère. Le Yen emprunté est massivement vendu à découvert et cet argent est réinvesti depuis des décennies en dollar et autres monnaies plus rémunératrices.
Ce système baptisé carry trade ne fonctionne que grâce aux couvertures contre une réappréciation « accidentelle » du yen, et cette couverture à un coût qui reste très dépendant du niveau des taux au Japon… C’est pourquoi la BoJ s’acharne à les maintenir le plus près possible de zéro.
Mais, avec une inflation à 4%, cela devient un pari de plus en plus dangereux.