▪ Déduire l’amélioration des conditions économiques aux Etats-Unis à partir de l’évolution de Wall Street revient à étudier le climat de la Finlande en lisant le relevé des températures d’un sauna ouvert 365 jours par an dans le centre d’Helsinki !
Le marché des actions est en pleine surchauffe, et Ben Bernanke continue de déverser des liquidités sur les pierres brûlantes. Ça fume épais à l’intérieur… mais dehors, les passants ont toujours le nez rouge et tentent de ne pas se casser la figure sur les plaques de verglas.
Wall Street sue à grosses gouttes ; l’homme de la rue, quant à lui, ne connaît que des sueurs froides en constatant la situation de faillite de la plupart des Etats de l’Union. Et quelques créanciers étrangers commenceraient-ils à s’en inquiéter ?
Après l’adjudication plutôt ratée de bons du Trésor US de maturité 10 ans mercredi, celle de 32 milliards de dollars de T-Bonds à sept ans ne se déroulait pas mieux ce jeudi. Les rendements se sont tendus à 3,375%, soit +1,65%.
Mais au diable ce genre de détails ! Rien ne saurait venir perturber l’euphorie de Wall Street : le patron de la Fed a réitéré hier la promesse d’un « maintien de taux très bas pendant une période de temps très étendue ».
Les investisseurs ont salué — comme chaque fois — cette promesse d’argent éternellement gratuit par une vague d’achats d’actions. Elles affichaient à la mi-séance une envolée de 1%, les trois principaux indices américains pulvérisant une série de nouveaux records annuels avec un Dow Jones à 10 955 points, un S&P à 1 181 points et un Nasdaq à 2 432 points.
▪ De son côté, le CAC 40 accrochait les 4 000 points en clôture. Pas mal pour une séance où les investisseurs ne s’attendaient à rien de particulier en préouverture ! La journée avait débuté avec des places asiatiques en nette baisse (-1,2% à Hong Kong ou Shanghai), une Bourse de Tokyo inchangée, un euro sous les 1,333 $… mais certains traders se sont vite souvenu que Ben Bernanke prenait la parole dans l’après-midi devant des membres du Congrès US.
Sa formule magique concernant les taux (dont le marché ne se lasse jamais) a éclipsé toutes les autres informations, les mauvaises comme les bonnes… 100% des valeurs du CAC 40 auraient grimpé si Suez Environnement n’avait été victime de l’annonce d’une sortie de son capital d’un fonds souverain du Qatar. Idem pour Legrand qui chutait sur la cession d’un gros bloc d’actions détenu par KKR.
Curieusement, tous les titres montaient avec une réjouissante unanimité depuis le début de la matinée, quel que soit le secteur considéré. Cela même si aucune statistique n’attestait initialement d’une réelle embellie économique — et certainement pas la consommation, qui recule en France, ou l’immobilier aux Etats Unis… Mais il y eut ensuite la publication d’une baisse de 14 000 demandeurs d’allocations chômage aux Etats-Unis.
La loi sur le système de santé devra être revotée par le Congrès US suite à un vice de forme et les marchés obligataires font grise mine… Pourtant, l’optimisme était tellement univoque que le baril de pétrole rebondissait de 0,6% à 81,5 $ sans même avoir besoin que l’euro se redresse : le dollar gagnait 0,3% jeudi soir à 1,329/euro.
▪ En France, la consommation des ménages a de nouveau reculé en février mais cette statistique n’est pas de celles qui font bouger les marchés. C’est d’autant plus vrai que le recul des immatriculations de véhicules neufs — plus fort que prévu — explique la mauvaise statistique du mois dernier : l’année 2010 s’annonce difficile, de l’aveu même des dirigeants de Renault.
Et devinez quelles actions ont le plus grimpé ce jeudi ? Bingo ! Les constructeurs automobiles avec Renault (+5,1%), Peugeot (+4,2%) et leur principal fournisseur d’acier ArcelorMittal (+3,5%)… Voilà le podium des grands gagnants du CAC 40 !
Pas de quoi nous étonner. La veille, c’étaient les constructeurs de maisons individuelles américains qui avaient flambé, malgré une statistique immobilière calamiteuse et pire que prévue… histoire de démontrer qu’il n’y avait même pas de biais positif en vue dans ce secteur !
▪ L’étrange grille de lecture de la toile de fond économique par les marchés se traduit également par un dégonflement dans des proportions historiques de l’indice VIX. Le baromètre du stress est revenu tester ses planchers annuels mardi avec un score de 16,35% qui induit un niveau de confiance record et un appétit pour le risque apparemment illimité.
Mercredi, les opérateurs se déclaraient acheteurs à 75%. Un tel score n’a jamais été atteint ces 10 dernières années… même en décembre 1999, même lors du zénith historique de Wall Street en juin et octobre 2007 !
Puisque les taux sont bas et vont le demeurer très longtemps, l’argent ne peut choisir d’autre destination que le marché des actions.
Ce raisonnement est réitéré jour après jour, inlassablement depuis avril 2009. Rien ne le surpasse : l’argent sans risque ne rapporte rien, tout vaut donc mieux que du monétaire… même si l’endettement des Etats pose problème, même si les cours boursiers montent dans le vide depuis des mois, même si les banques ne prêtent toujours pas à l’économie réelle. Aucune véritable reprise n’est possible dans ces conditions… mais le marché a justement intérêt à ce qu’elle tarde le plus longtemps possible.
Une bonne pensée unique, un Ben Bernanke aux ordres du marché, quelques ordinateurs bien programmés et le tour est joué. La spirale haussière devient irréversible.
▪ Comme vous avez pu le constater depuis la mi-février, il se produit un scénario jamais observé en 130 ans d’historique des indices boursiers américains avec des séries de 10, puis 15 puis 20 séances de hausse d’affilée.
Nous devons avouer notre trouble face à une manipulation des indices qui se perpétue sans qu’aucune force contraire ne s’exerce, et sans que quiconque s’alarme de ce singulier phénomène. L’une des raisons est qu’une hausse — même bizarre — arrange tout le monde. L’autre raison, vous pouvez la décrypter dans des commentaires sur certains forums d’analyse technique et beaucoup d’opérateurs la soufflent à demi-mot.
Cela donne en substance : « ils » sont trop forts, « ils » ont la Fed avec eux, « ils » font ce qu’ils veulent puisque personne ne les contrôle, alors… on se contente de faire du day trading, tout comme eux, mais la comparaison s’arrête là, car les volumes qu’on traite, c’est de la bricole.
▪ Il est une autre contre-vérité qui a la vie dure et qui rassemble toujours un large consensus : l’illusion que la Chine est incontournable et représente une garantie de prospérité pour les entreprises occidentales qui y investissent.
La réalité, c’est qu’une présence en Chine plaît aux analystes et aux actionnaires. Sur place, en revanche, c’est une tout autre histoire : il faut affronter un véritable tir de barrage administratif destiné à protéger l’industrie locale, une forme de protectionnisme insidieux et parfaitement cynique qu’il est malvenu de dénoncer sous peine d’être impitoyablement évincé de l’empire du Milieu.
Certes, les Chinois ne sont pas les inventeurs de tels procédés. Ils ne font que nous rendre la monnaie de notre pièce… mais ils excellent par dessus tout dans l’intrusion informatique, le vol de données sensibles, et de ce point de vue, les limites du fair play commercial sont allègrement franchies depuis fort longtemps.
Beaucoup d’entrepreneurs occidentaux avalent de méchantes couleuvres, au nom d’enjeux commerciaux qui sur le papier en valent la peine. Ils évitent d’ébruiter les déboires auxquels ils sont confrontés, de peur que leurs clients ne s’inquiètent… mais plus encore par crainte de perdre la face vis-à-vis de leurs interlocuteurs locaux.
Un des aphorismes les plus éclairants est le suivant : « c’est très dur et très compliqué de signer un contrat avec des Chinois. Et une fois que c’est fait… c’est là que les véritables négociations commencent » !
La Chine se rend bien compte également que nous lui sommes de moins en moins nécessaires et que si les Etats-Unis, à bout de patience sur un dossier comme le yuan, déclenchent une guerre commerciale… ils la perdront.
Ils perdraient bien plus encore car Pékin ne tarderait pas à exiger la réintégration de Taïwan dans le périmètre de sa souveraineté.
▪ Mais le marché a des sujets d’inquiétude plus immédiats, qui doivent beaucoup faire sourire du côté de la Chine, qui a toujours pris l’Europe pour un nain politique. Jean-Claude Trichet a ouvertement critiqué le possible recours à l’intervention du FMI prôné par l’Allemagne dans le cadre d’un accord de refinancement de la dette grecque — un problème qui devrait se résoudre au sein du périmètre de l’Eurozone, laquelle ne devrait pas fuir ses responsabilités.
Rarement les divergences entre pays européens sont apparues aussi grandes… mais il est encore plus rare de voir le président de la BCE critiquer à son tour le fragile consensus auquel semblait parvenus deux membres influents de l’Union européenne, la France et l’Allemagne.