Entre explosion de la dette publique, paralysie institutionnelle et perte de souveraineté budgétaire, le pays se trouve à la croisée des chemins : accepter un ajustement douloureux ou repenser en profondeur ses choix économiques et monétaires.
La France traverse une crise sans précédent. Beaucoup estiment qu’il ne s’agit que d’un simple passage à vide, d’une « fin de l’abondance » avant un retour à la normale. Mais c’est en refusant de voir la réalité de sa situation qu’un pays, comme un individu, risque de sombrer rapidement. Certes, comparaison n’est pas raison : pourtant, l’Argentine, le Liban ou le Zimbabwe furent de véritables puissances régionales avant qu’une crise financière ne brise leur élan. La France pourrait connaître le même sort.
Il suffit d’observer l’histoire longue pour comprendre les maux qui rongent la France aujourd’hui. Tout semblait pourtant bien engagé : en 1970, la dette publique représentait moins de 20 % du PIB. La Seconde Guerre mondiale avait provoqué une telle inflation que, dans les années qui suivirent, les dettes accumulées s’effaçaient progressivement à mesure que le franc se dépréciait.
Comme pour l’ensemble des pays du monde, les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont mis fin à l’illusion d’un monde éternellement pacifié. À l’image du conflit en Ukraine aujourd’hui, les grandes puissances, dont la France, s’impliquent alors dans deux guerres du Golfe aux conséquences économiques planétaires. Alors que les prix du pétrole augmentent brusquement et que l’économie française ralentit, Pompidou puis Giscard d’Estaing lancent de grands plans d’endettement. Parallèlement, la loi de 1973 entérine la possibilité pour l’État de se financer directement auprès de la banque centrale nationale.
Au début des années 1980, la dette de la France repart ainsi à la hausse, juste avant que le « Chopin de la finance », François Mitterrand, n’aggrave la situation. Lors de son premier mandat, le président ouvre le pays à la mondialisation dans un contexte de forte libéralisation financière, à travers des programmes d’investissements massifs financés par l’endettement. À la fin de son second mandat, en 1995, la France est endettée à plus de 50 % de son PIB.
Les événements se sont ensuite enchaînés : la mise en place de l’euro, la crise financière de 2008 puis celle des dettes souveraines au début des années 2010 ont sonné le glas d’une hypothétique « stabilité financière ». La période des Trente Glorieuses est bel et bien révolue. Comme ses voisins européens, la France ne cesse de recourir à l’emprunt pour traverser ces crises et maintenir en vie un système financier prédateur. En 2017, la dette atteignait le seuil symbolique de 100 % du PIB. La suite est connue : au cours des sept dernières années, la dette publique a augmenté de plus de 1 000 milliards d’euros sous Emmanuel Macron, principalement pour assurer sa réélection.
Au total, ce sont plus de 3 400 milliards d’euros de dette qui se sont accumulés en un demi-siècle. Parallèlement, la France est le seul pays de la zone euro à cumuler quatre déficits simultanément : celui du budget, du budget primaire, de la balance commerciale et de la balance des paiements. Mais que l’on ne s’y trompe pas : le problème de la France tient davantage à l’endettement qu’au niveau des dépenses, notamment celles liées au modèle social hérité de l’après-guerre. Certes, c’est parce que notre pays a historiquement choisi un État-providence puissant qu’il dépense beaucoup et s’est endetté. Tous les budgets sont en déficit depuis 1975. Mais il n’existe pas de pays très endetté dont le niveau des dépenses ne soit pas élevé (sauf le Japon, pure exception). L’inverse n’est pas vrai : un pays très endetté connaît nécessairement une concentration des richesses et une aggravation des inégalités sociales et économiques, ce qui entraîne mécaniquement une hausse des dépenses – enclenchant ainsi la spirale infernale de la dette.
Cela étant, ce flambeau, signe d’une France extrêmement affaiblie, est aujourd’hui légué à un gouvernement à l’arrêt, dans un contexte de crise politique majeure. La dissolution de 2024, la succession des coups de force antidémocratiques avec le 49.3 et, désormais, la démission de l’ex-Premier ministre, dont les ministres n’assurent plus que les affaires courantes, ont plongé le pays dans une situation dramatique. L’illusion d’une Ve République garante de la stabilité « toujours et en toutes circonstances » s’est évanouie. Les temps ont changé et les règles d’antan ne sont plus adaptées au monde contemporain.
Nos responsables politiques sont aujourd’hui dépassés par ces tendances longues de l’histoire. Qu’il s’agisse des propositions du gouvernement pour le budget 2026 ou de celles des oppositions pour un contre-budget, aucune ne parviendra à enrayer le déclin financier dans lequel la France s’enfonce – et, avec lui, sa crise politique et institutionnelle. Car oui, depuis l’émergence du laisser-faire économique, la politique reste soumise à l’économie de marché, comme l’a si bien montré Karl Polanyi dans La Grande Transformation.
Ces derniers mois, les propositions budgétaires se sont multipliées, faisant la une des médias : gel des dépenses, suppression de jours fériés, contribution des plus hauts revenus, taxe sur les plus gros patrimoines… Mais comme un pansement sur une plaie, elles n’auraient pour effet que de réduire temporairement la dette de l’État, sans en changer la trajectoire.
Un exemple parmi tant d’autres : la taxe « Zucman », visant à imposer les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, rapporterait 20 millions d’euros à l’État, alors que la seule charge des intérêts de la dette atteint déjà 60 milliards, et que le pays doit émettre 300 milliards d’euros de dette en 2025 – dont 70 milliards sur les seuls trois derniers mois. Comment imaginer qu’un tel changement puisse avoir un impact à moyen terme ?
Aucun programme d’ampleur significative n’est aujourd’hui présenté. Cela appartient à l’histoire – mais, malheureusement, personne ne semble prêt à l’écrire. Dans une période de rupture comme la nôtre, seules des réformes de rupture pourraient s’imposer. Or, rien n’a été proposé concernant la souveraineté économique et monétaire de la France, la part des 25 % de dette détenue par la Banque de France (dette que l’État se rembourse à lui-même, la Banque de France étant nationalisée), ou encore le fait que plus de la moitié de nos créanciers sont des investisseurs étrangers, rendant la France vulnérable à des intérêts extérieurs. Mais tout cela demeure inconcevable pour le plus grand nombre. Car les conditions dans lesquelles le pays se trouve, fruits de plusieurs décennies, constituent une nouvelle réalité qui semble impossible à modifier.
Au regard de sa situation, la France risque d’être confrontée à ce que l’on pourrait appeler « un scénario à la grecque ». Dans ce scénario, elle devrait accepter un changement drastique de son niveau de vie : réduire ses dépenses pour équilibrer le budget, laisser filer l’inflation et, éventuellement, augmenter impôts et taxes. De cette façon, le niveau de vie des Français baisserait considérablement, la privatisation du pays s’accélérerait – notamment par l’arrivée d’investisseurs étrangers – et les services publics seraient encore davantage dégradés. Conséquence : la voix de la France, déjà réduite, le serait encore davantage sur la scène internationale, et le pays pourrait sortir du cercle des dix premières puissances mondiales.
Ce grand plan de désendettement pourrait être mis en oeuvre dès aujourd’hui, ou dans des conditions bien plus dramatiques s’il devait l’être dans les prochains mois, alors que les taux d’emprunt français ne cessent de grimper semaine après semaine. Ils sont désormais supérieurs à ceux de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne, alors même que le PIB cumulé de ces trois pays n’atteint pas celui de la France…
Le prochain gouvernement pourrait également choisir l’épreuve de force, en proposant une modification des traités européens ou en engageant un bras de fer avec le cadre actuel, qui n’est pas adapté aux spécificités de chaque pays et les empêche de décider réellement de leur trajectoire budgétaire. Une telle solution permettrait de libérer des marges de manoeuvre et de rendre au pays le contrôle de sa politique monétaire : assurer le financement de l’économie par la banque centrale (et non plus par les marchés), décider de l’évolution des taux d’intérêt, instaurer des contrôles de capitaux, voire annuler la part de dette détenue par la Banque de France.