** Plus les problèmes sont complexes, plus Wall Street espère des solutions simples. La privatisation des gains et la nationalisation des pertes apparaissaient comme une évidence. Les chantres de l’ultralibéralisme ont applaudi le rachat des banques anglaises par le Trésor britannique avec le même enthousiasme que la mise en faillite de Lehman — il fallait bien faire un exemple pour donner sauver les apparences.
Avec l’administration Bush, la feuille route de la Fed et du Trésor était aussi lisible qu’une carte des Etats-Unis imprimée sur un set de table Kentucky Fried Chicken… avec la statue de la Liberté sur la côte est, le Mississipi au centre (recouvert dans sa portion sud par le logo géant du colonel Harlan Sanders, la figure emblématique de Louisville, la capitale mondiale du poulet frit), les Rocheuses symbolisées par quelques pins et des pics enneigés, Las Vegas et enfin le Golden Gate de San Francisco surplombant le panneau Hollywood à l’ouest.
Ah, que le monde des affaires était plaisant lorsqu’il se résumait à quelques clichés — les initiés sa gavent, les gogos se font tondre, la SEC et le Congrès ferment les yeux — et de bons gros mensonges tels que : la Bourse est toujours gagnante sur le long terme… Goldilocks est éternelle… la crise des subprimes n’est pas contagieuse… la baisse des taux de la Fed va nous tirer d’affaire… et désormais le très obsessionnel "tout est foutu, vendez !".
Wall Street se lamente : mais pourquoi tout est-il devenu si compliqué ? Pourquoi la Maison Blanche n’abolit-elle pas dans l’urgence toutes les taxes et tous les impôts plombant le budget des "pauvres riches" qui n’ont plus droit à leurs super bonus et qui ne peuvent toujours pas rapatrier leurs millions des Bahamas ou des îles Caïman ?
Imaginez les flots d’argent qui déferleraient de Miami Beach à Aspen ou Beverly Hills si le gouvernement proposait une amnistie fiscale visant les capitaux stockés dans des paradis fiscaux offshore. Plus besoin de se la jouer modeste en se rendant au Forum de Davos en classe bétaillère sur des compagnies aériennes low cost, plus besoin de jeter à la poubelle les catalogues des prochaines ventes aux enchères à Moscou, New York ou Londres.
** A ce propos, l’Angleterre — mère patrie de Christie’s et Sotheby’s — ne va pas fort… et elle ne fait pas semblant !
La Banque centrale d’Angleterre n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins : elle pronostique une contraction du PIB britannique pouvant atteindre 4% d’ici fin juin 2009. Et pourquoi pas 6% au milieu de l’été en cas de gel prolongé du marché du crédit, lequel entraînerait faillites en cascade et chômage de masse.
La récession au Royaume-Uni a démarré il y a six mois ; le recul du PIB s’est établi à 1,5% au dernier trimestre 2008 (après -0,6% de juillet à septembre). Elle se double désormais d’une déflation, imputable à l’effondrement de l’immobilier comme au Japon 18 ans auparavant.
"La récession risque par ailleurs d’être longue", affirme Alistair Darling qui s’appuie sur une étude anticipant une poursuite de la contraction du PIB d’environ 1% chaque trimestre jusqu’en 2011.
Nous aurions alors affaire à une "dépression" — techniquement, il s’agit de trois années de croissance négative –, un terme tabou lâché au détour d’une interview la semaine dernière par le premier ministre Gordon Brown. Mais faut-il s’étonner d’un tel dérapage de la part d’un dirigeant occidental devenu communiste ?
** Les Etats-Unis se refusent à basculer du côté obscur de la force récessionniste et font tout pour mettre sur pied un plan de relance qui préserve une apparence d’inspiration libérale.
Malheureusement, Wall Street, nullement enivré par l’odeur de l’argent coulant à flots, non plus par centaines mais bien par milliers de milliards de dollars, se la joue sérieux. Les spéculateurs qui se vautraient depuis 2002 dans les dérivés sont passés à la douche (froide) et sont maintenant dégrisés.
Ils ne veulent pas que le gouvernement fasse comme eux, c’est-à-dire n’importe quoi, de façon totalement irresponsable, en faisant porter le risque final par le contribuable.
Des voix s’élèvent de toutes parts — enfin surtout des rangs républicains — pour dénoncer le manque de précisions concernant de nombreux aspects cruciaux du plan dévoilé mardi par Tim Geithner, le secrétaire américain au Trésor.
Le gouvernement américain aurait bel et bien renoncé au projet de création d’une bad bank (structure de défaisance sur le modèle "Crédit Lyonnais-CDR") intégralement garantie par des fonds publics. On parle maintenant d’une structure dotée de 500 milliards de dollars (c’est une mise de départ) provenant à la fois du secteur public et privé.
Aucune décision ne semble encore prise en ce qui concerne les critères de rachat des créances en détresse (mode de valorisation, durée de détention, possibilité de "couvrir" les positions via des instruments de type CDS — l’équivalent d’un put sur les devises ou les actions).
Les montants alloués directement à la recapitalisation des banques pourraient par ailleurs s’avérer insuffisants : selon le FMI, les pertes potentielles liées aux dérivés de crédit s’élèveraient à 2 200 milliards de dollars d’ici fin 2010. D’autres sources évoquent cependant une ardoise de plus de 3 000 milliards de dollars — soit le dixième de la valeur détruite sur l’ensemble des classes d’actifs cotés sur la planète en 15 mois.
** Tous les éléments fondamentaux semblaient en place pour justifier une poursuite de la soudaine et radicale dégringolade de dernier mardi. Les marchés américains se sont cependant redressés mercredi soir de 0,7% en moyenne, ce qui reste modeste en regard des 4,5% (en moyenne) perdus la veille.
Le score final n’a qu’un très lointain rapport avec la contraction du déficit du commerce extérieur américain en décembre : -4%, à 39,9 milliards de dollars, contre 36 anticipés.
Même si le score est le moins calamiteux observé depuis six ans, les chiffres publiés par le département du Commerce révèlent que cette amélioration provient essentiellement de la baisse des prix importés, et tout particulièrement de ceux des produits pétroliers — le baril reculait jusque vers 37,5 $ hier.
** A Paris, la séance s’est avérée indécise jusqu’aux ultimes minutes de cotation. Elle s’est cependant achevée sur une note légèrement positive (+0,23%) — et surtout à bonne distance du support des 2 990 points, testé en début de matinée puis de nouveau à moins d’une heure de la clôture.
Le CAC 40 a fini par profiter de l’effet d’aspiration du Dow Jones qui gagnait près de 1% vers 17h30 — avant de voir son avance se réduire de moitié à mi-séance. Rien n’est pourtant joué, les vendeurs déçus la veille bénéficieront peut-être d’une seconde chance aujourd’hui avec la publication des ventes de détail aux Etats-Unis.
Les banquiers auditionnés par une commission parlementaire du Congrès — qui enquête sur l’usage des sommes qui leur ont été allouées dans le cadre du TARP — déclarent que l’année 2009 va être "désastreuse" pour l’activité "carte de crédit"… ce qui en dit long sur les difficultés auxquelles les consommateurs doivent s’attendre.
Sans regarder au-delà de cette journée de jeudi, le plongeon de Tokyo sous les 7 900 points, au contact de ses planchers annuels (7 685 points) ou de ceux du 20 novembre 2008 (7 705 points), induit la menace d’un scénario boursier "désastreux" dont les investisseurs peuvent seulement espérer qu’il ne soit pas contagieux.
Philippe Béchade,
Paris