A 8 000 la tonne, je ne veux plus voir personne ! A 8 000, je tire la trappe ! » (Le Sucre, 1978)
▪ Changez juste le nom du sous-jacent (le sucre) et remplacez-le par l’argent ; cela donne : « à 50 $ l’once je ne veux plus voir personne. A 50 $, je tire la trappe » !
Ainsi s’exprimait à l’époque Michel Piccoli, alias le diabolique Grézillo, pape de la Bourse du commerce. L’homme qui faisait la pluie et le beau temps sur le cours du sucre à Paris et délestait les pigeons de leurs excès de liquidités (en même temps que de leurs illusions).
Aujourd’hui, Piccoli a pris du galon puisqu’il incarne le pape… tout court, dans le dernier film de Nanni Moretti (intitulé Habemus Papam).
Les Grézillo (ou les Goldman Sachs) ont toujours existé, de même que les « Raoul » (rabatteurs sans scrupules) pour piéger les apprentis frères Hunt.
Ces deux milliardaires se sont pratiquement ruinés sur le marché à terme de l’argent-métal, tout juste trois ans après la sortie du Sucre de Jacques Rouffio. S’ils avaient été cinéphiles, ils auraient peut-être pu échapper à la ruine !
▪ Cette journée de jeudi a bien failli constituer un remake de celle de vendredi dernier, avec une once d’argent en chute libre de 7% (après les -6% de la veille). Le métal gris a testé un plancher de 32,75 $ après avoir culminé vers 39,2 $ mardi, alors qu’il venait de plonger de 49 $ vers 34 $ en trois séances.
Ce ne sont plus des portes de saloon battant à toute volée, ce sont deux bisons se précipitant l’un vers l’autre et percutant tête baissée le même chasseur (de gains) imprudent à quelques secondes d’intervalle !
Ils sont revenus piétiner leur victime ce jeudi ; si jamais elle se relève, ils sont prêts à remettre ça, vous pariez ?
Qui a lâché ces bêtes furieuses sur les malheureux spéculateurs le 29 avril dernier ?
Ce sont les patrons du Chicago Mercantile Exchange (CME, l’ex-Chicago Board of Trade), le marché à terme sur lequel se négocient les métaux industriels, les énergies fossiles, les céréales et nombre de denrées alimentaires.
Le CBOT a servi de toile de fond au film Un fauteuil pour deux (amis cinéphiles, à vos DVD !). L’intrigue traite de la manipulation du marché du jus d’orange — tiens, encore une manipulation !
Alors que le laisser-faire le plus total régnait depuis des mois, le conseil d’administration du CME a soudain décidé d’augmenter à quatre ou cinq reprises le montant des deposits (marge initiale et marge de prolongement des positions) sur les contrats à terme.
Cette mesure concernait indifféremment des matières premières agricoles (lait, cacao et café), toutes les matières premières énergétiques (éthanol, gaz, pétrole, essence, charbon, électricité), ainsi que tous les contrats à terme sur l’argent où les frais de détention des contrats ont fait un bond de 80% en une semaine.
Un véritable traquenard soigneusement orchestré. Une machine à broyer les amateurs d’effet de levier, à la hausse comme à la baisse… mais il valait mieux être vendeur cette fois !
▪ Mais au fait, qui était le plus gros vendeur ?
Ne s’agirait-il pas de J.P. Morgan, l’acheteur qui a raflé tout le stock de cuivre du LME (London Mercantile Exchange) en fin d’année dernière ?
Et J.P. Morgan n’aurait-il pas procédé à un gigantesque arbitrage cuivre/argent (long sur le métal rouge, short sur le métal gris) qui menaçait de tourner à la catastrophe au-delà des 50 $, vu le corner en formation sur l’argent ?
Parce que le problème, c’est que si l’on produit beaucoup plus de tonnes d »argent que d’or, la valeur du stock parvenant sur le marché s’élève tout juste à 22 milliards d’euros ; celle de l’or avoisine 150 milliards d’euros.
Fin avril, J.P.Morgan se retrouvait incapable de livrer la moindre once d’argent, sauf à proposer une contrepartie en cash supérieure au cours du métal (plus de 50 $ d’après la rumeur).
La banque risquait de prendre cher sur cette opération. Sans oublier qu’une liquidation du stock de cuivre — dont les Chinois sont de gros détenteurs — aurait mis Pékin en fureur.
Le changement des règles du jeu destiné à calmer la spéculation ne serait donc en définitive qu’une opération de sauvetage de J.P. Morgan orchestrée par le CME. Le tout avec la bénédiction du gouvernement américain, lequel n’a pas démenti approuver cette initiative qui soulage grandement les pays importateurs de céréales, où la révolte gronde face à la flambée des denrées alimentaires de première nécessité.
▪ La thématique des commodities est demeurée prépondérante à Wall Street ce jeudi. Le rebond du pétrole vers 99 $ a été la principale cause du regain d’optimisme car les informations purement économiques du jour n’ont suscité aucun enthousiasme mesurable.
Les prix à la production ont augmenté de 0,8% en avril et les inscriptions hebdomadaires au chômage ont reculé de 44 000 (à 434 000) à l’issue de la semaine du 7 mai. Cependant, la moyenne mensuelle traduit une poursuite de la dégradation du marché du travail américain.
Wall Street s’en désintéresse complètement et prend pour la seconde fois consécutive le contrepied des places européennes (après la clôture en repli moyen de 0,9% de ces dernières).
Mercredi, c’était à la baisse — hier soir, naturellement, cela a été à la hausse.
Le Dow Jones et le S&P sont repassés de -0,7% vers 15h45 à +0,5% en clôture. Le Nasdaq, lui, grimpait de -0,6% vers +0,65% à 2 862 points.
Le coup de pouce de Wall Street aux places européennes a peut-être été timide en fin d’après-midi. Toutefois, il a permis au CAC 40 de s’éloigner significativement de la zone dangereuse des 4 000 points et à l’Euro-Stoxx 50 de préserver le palier des 2 900 points.
L’indice phare est remonté de 4 010 vers 4 023 points au cours du dernier quart d’heure alors que le Nasdaq ressortait opportunément du rouge vers 17h35. Il y a fort à parier que le gap ouvert sous 4 048 points aura été comblé d’entrée de jeu ce vendredi.
Au final, la semaine devrait s’achever sur un score nul pour les actions, lesquelles ne manqueront pas d’être présentées une fois de plus comme l’incontournable et inexpugnable refuge contre les turbulences spéculatives qui agitent les marchés des devises et des matières premières.
Un paradis contre les excès de volatilité qui sévissent par ailleurs, un enfer pour quiconque y investit sous forme de produits dérivés vulnérables à l’érosion de la valeur temps.
Un paradis complètement artificiel où les robots algorithmiques endorment ceux qu’ils veulent dévorer. A 15 de volatilité sur le VIX, ils n’attendent plus qu’une volée de nouveaux pigeons pour tirer la trappe.
Un vendredi 13, ça anéantirait les investisseurs les moins superstitieux !