Nous sommes confrontés à une crise alimentaire d’une ampleur sans précédent. Sommes-nous prêts à y faire face ?
Je ne pense pas que beaucoup de gens saisissent réellement l’ampleur de la crise alimentaire mondiale à laquelle nous allons être confrontés dans les mois à venir. Nous sommes pourtant proches d’un cataclysme humanitaire.
L’effondrement de la chaîne d’approvisionnement a certes débuté avant la guerre en Ukraine, mais celle-ci n’a fait qu’intensifier les problèmes. Vous pouvez le constater vous-même, lorsque vous entrez dans un supermarché et apercevez de longues étendues d’étagères vides, dans des magasins qui étaient auparavant remplis de nourriture et autres marchandises.
Même les produits disponibles, comme l’essence, sont vendus à des prix beaucoup plus élevés. Les prix de l’essence (et du diesel, qui est essentiel au transport des marchandises) ont plus que doublé au cours des neuf derniers mois, aux Etats-Unis. La question est désormais de savoir si la situation va s’empirer.
Malheureusement, la réponse est oui.
Bob Unanue est le PDG de Goya Foods, l’un des plus grands distributeurs alimentaires au monde. Peu de gens sont mieux placés pour évaluer la situation alimentaire mondiale que lui ; il s’occupe d’une part des livraisons de produits bruts, et de l’autre des clients du secteur de la vente au détail.
M. Unanue a lancé un avertissement : « Nous sommes au bord du précipice d’une crise alimentaire mondiale. » D’autres experts sont cités faisant le même constat. Ce n’est pas une hyperbole ou un discours alarmiste, mais une analyse sérieuse. Voici pourquoi…
29% de toutes les exportations de blé en péril
Dans l’hémisphère nord, la saison des semis est bien avancée. Les cultures ont été plantées en mars et avril. Sur cette base, vous pouvez déjà faire des estimations de la production en septembre et octobre prochains, pendant la saison de récolte (sous réserve d’une certaine variabilité en fonction des conditions météorologiques et autres facteurs d’ici là).
Les plantations ont été très inférieures à la normale en 2022, soit en raison d’un manque d’engrais, soit en raison des coûts beaucoup plus élevés des engrais, les agriculteurs ayant simplement choisi de planter moins. Cette pénurie prévisible s’ajoute aux pénuries beaucoup plus importantes, dues au fait que la production russe est sanctionnée et que la production ukrainienne est inexistante du fait de la guerre.
La Russie et l’Ukraine produisent ensemble 29% des exportations mondiales de blé. Attention, cela ne signifie pas qu’elles cultivent 29% du blé dans le monde, juste qu’elles produisent 29% du blé qui est exporté.
Les Etats-Unis, la France ou encore l’Australie cultivent beaucoup de blé, mais en consomment la majeure partie eux-mêmes. Ils exportent relativement peu. Il est important de noter qu’ils ne se contentent pas de le consommer. Ils le donnent à leurs animaux de ferme. Les gens ne font pas souvent le lien entre les céréales et les produits d’origine animale, mais c’est essentiel.
De nombreux pays obtiennent 70 à 100% de leurs céréales de la Russie, de l’Ukraine ou des deux. Le Liban en reçoit 100%. L’Égypte en reçoit plus de 70%. Le Kenya, le Soudan, la Somalie, de nombreux pays d’Afrique centrale, la Jordanie et d’autres pays du Moyen-Orient reçoivent également une grande partie de leurs céréales de Russie ou d’Ukraine.
Pas de plantations, pas de récoltes
Mais la situation est pire encore, car non seulement de nombreuses exportations ukrainiennes sont stoppées, mais la saison des semailles est presque terminée. Et vous ne recevrez pas de céréales en octobre si vous ne les avez pas plantées en avril ou en mai. Ils ne l’ont pas fait pour des raisons évidentes.
Cela signifie que si vous vous projetez en octobre, novembre et décembre de cette année, les pays que j’ai mentionnés ne seront pas en mesure de s’approvisionner en céréales. Il n’y en aura tout simplement pas. La population combinée des pays qui obtiennent entre 70 et 100% de leurs importations de la Russie ou de l’Ukraine est de 700 millions de personnes.
C’est 10% de la population mondiale. Il s’agit donc d’une famine de masse. Il s’agit d’une crise humanitaire sans précédent, probablement la pire depuis la peste noire du XIVe siècle. Cette crise est imminente, même si la plupart des gens ne la voient pas venir ou n’en saisissent pas toute la profondeur.
En bref, nous en savons suffisamment aujourd’hui pour anticiper des prix beaucoup plus élevés, des rayons vides dans les magasins et, dans certains cas, une famine massive à partir du quatrième trimestre de cette année.
Mais, au-delà de l’aspect humanitaire des pénuries à venir, elles présentent également des ramifications sociales et géopolitiques potentiellement graves.
Un autre printemps arabe ?
Vous vous souvenez du « printemps arabe » qui a débuté en 2010. Il a commencé en Tunisie et s’est propagé très rapidement. Eh bien, il a été déclenché par une crise alimentaire. C’est une pénurie de blé qui a déclenché les protestations.
Des problèmes sous-jacents étaient bien sûr présents dans ces sociétés, mais la crise alimentaire a été le catalyseur des protestations.
Aujourd’hui, de nombreux pays pauvres du Moyen-Orient et d’Afrique sont confrontés à une crise bien plus grave, et l’impact des pénuries se manifestera seulement plus tard cette année. Doit-on s’attendre à encore plus de troubles sociaux qu’en 2011 ?
C’est possible, et cela pourrait être encore plus déstabilisant que le printemps arabe. Nous pourrions également assister à des vagues de migration massive en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient, les personnes désespérées et affamées fuyant leur pays.
L’Europe a connu une vague d’immigration massive en 2015. Si de nombreux migrants tentaient de fuir la guerre en Syrie, d’autres n’étaient pas affectés par la guerre. Ils étaient simplement à la recherche d’une vie meilleure en Europe.
Une famine massive pourrait déclencher une migration encore plus importante, ce qui poserait d’énormes problèmes à l’Europe.
Les Etats-Unis pourraient également connaître une nouvelle vague de migration à la frontière sud, qui est actuellement inondée de migrants. Une crise alimentaire mondiale pourrait faire exploser les chiffres dans des proportions incontrôlables.
Et si la guerre s’éternisait ?
Et si la guerre en Ukraine se prolongeait jusqu’à l’année prochaine ? La saison de croissance de l’année prochaine serait également perturbée et les pénuries pourraient se prolonger jusqu’à la fin de 2023 et au-delà.
Certains diront peut-être que d’autres pays pourraient prendre le relais et produire des céréales supplémentaires. C’est bien beau en théorie, mais ce n’est pas si simple.
La Russie est le plus grand exportateur d’engrais, et les sanctions coupent les approvisionnements. De nombreux agriculteurs ne peuvent pas du tout se procurer d’engrais, et ceux qui le peuvent paient entre deux et trois fois le prix de l’année dernière.
Cela signifie que les cultures effectivement produites auront des prix beaucoup plus élevés en raison de l’augmentation du prix des intrants tels que les engrais, et de l’augmentation des coûts de transport due à la hausse des prix du diesel et de l’essence.
Comme je l’ai dit précédemment, nous sommes confrontés à une crise humanitaire d’une ampleur sans précédent, probablement la pire depuis la peste noire du XIVe siècle.
Et nous ne sommes pas préparés à y faire face.