Si l’on ne regarde que les valorisations des indices boursiers et le VIX, on pourrait penser que tout va bien. En revanche, si l’on se penche sur les volumes d’échange, la masse de dette ou le marché du travail américain…
Wall Street a retrouvé le sourire ce vendredi 2 juin, avec une vague d’euphorie boursière qui a vu le S&P 500 s’envoler de 1,5% vers 4 282 et le Dow Jones de 2,2% vers 33 760.
Même si les 5 premières capitalisations (équipondérées) affichent une performance de 86% (et les 495 autres de 3%… voire de zéro pour 485 de ces titres), le S&P 500 affiche désormais une hausse de 22% depuis le 13 octobre 2022. Bingo, le voici qui bascule ainsi en « bull market », tandis que le VIX, l’indice de la peur, retombe sous la barre des 15 avec un score de 14,6 en clôture. C’est sa meilleure marque – tenez-vous bien – depuis le 24 janvier 2020.
Autrement dit, question stress, voici Wall Street revenu à la période idyllique pré-Covid, faite de croissance rugissante, de taux bas et de surabondance monétaire.
La fête continue
La Fed inondait à l’époque l’interbancaire de liquidités court terme : des dizaines de milliards de dollars offerts aux spéculateurs tous les matins, mais qu’il ne fallait surtout pas appeler « quantitative easing », puisque c’était devenu un renouvellement quotidien du « bol de punch » qui faisait avancer les marchés, et non plus la livraison mensuelle d’un tonneau d’un hectolitre de rhum à 55° à répartir en 30 rations égales (suscitant de fait le même niveau d’ébriété permanente et de totale inconscience des risques systémiques). Ou, dit autrement, 100 Mds$ déversés tous les mois sur les marchés par l’intermédiaire de 30 des plus importants investisseurs institutionnels.
Sauf que, jusqu’à preuve du contraire, la Fed a désormais bien l’intention de récupérer chaque mois ses tonneaux de rhum (de 95 litres cette fois), et de facturer la gueule de bois des marchés 5,25% (et, qui sait, 5,50% d’ici le 14 juin).
Comme un scénario bien huilé (68 relèvements du plafond de la dette depuis 1960), les marchés saluent la dissipation du spectre d’un défaut de paiement des Etats-Unis pour les 22 prochains mois.
Wall Street l’aurait échappé belle : Janet Yellen redoutait une chute de 45% des actions et c’est donc un soulagement pour les marchés dont se félicite Joe Biden qui célèbre une « grande décision du Congrès »… la plus grande depuis le 67ème relèvement du plafond de la dette (en décembre 2021), c’est tout dire.
Même si les marchés n’ont jamais cru au « shutdown » (ils progressent inexorablement depuis le 15 mars dernier), les investisseurs les plus prudents (qui ont attendu les votes des 1er et 2 juin) commencent à revenir vers les actifs risqués, ce qui fait reculer le VIX et les marchés obligataires (une petite tension passagère, sans aucun doute).
Toujours plus d’embauches
Des marchés qui restent solides tout de même… une performance remarquable étant donné d’autres chiffres récemment publiés : cliquez ici pour lire la suite.
En effet, malgré le petit accroc du vendredi 2 juin, les T-Bonds 2033 se détendent de 12 points sur la semaine écoulée… que du bonheur à perte de vue ! Oui, mais à condition de ne regarder que cette partie très précise de la courbe des taux, car sur les titres à 6 mois, les rendements se sont tendus symétriquement d’une dizaine de points.
Mais pas de panique, le 1 an n’a pour sa part pas bougé : les anticipations de baisse des taux au troisième puis quatrième trimestre 2023 restent intactes.
Cette résilience de l’obligataire, c’est une performance remarquable vu la vigueur du marché du travail : l’économie américaine a généré pas moins de 339 000 emplois non agricoles au mois de mai, selon le département du Travail (et le BLS), un nombre supérieur de 100 000 aux attentes du marché, et les embauches des deux mois précédentes ont été revues à la hausse de 93 000.
Et du côté d’ADP, les embauches ressortaient également supérieures de 100 000 par rapport aux estimations dans le secteur privé.
De quoi écarter le scénario d’une baisse des salaires aux Etats-Unis d’ici fin 2023.
La vigueur du marché du travail semble résister aux vents contraires soufflant sur l’immobilier et le secteur bancaire, ce qui déjoue les pronostics d’un retournement à la hausse de la courbe du chômage. « C’est comme ça ! », nous expliquent les commentateurs : il reste beaucoup d’argent dans les caisses des entreprises après les « chèques Covid », alors elles continuent de recruter, et d’autant plus volontiers que la récession n’est pas d’actualité et que les taux vont bientôt rebaisser.
Angle mort
A force de se l’entendre répéter, cela devient d’une grande banalité… mais plus les semaines passent, plus nous avons le sentiment qu’il y a quelque chose qui cloche, un angle mort dans le scénario trop parfait de « l’inertie de la croissance » qui entretient le plein emploi.
En vérité, nous nous sommes laissés endormir par le narratif de « l’inertie ». Nous aurions dû creuser dès que nous avons ressenti que tout cela ne pouvait pas provenir de la croyance aveugle dans un avenir radieux.
Et il suffisait de creuser un peu dans les statistiques du bureau des statistiques du travail américain pour découvrir quelque chose que nous aurions pu découvrir sur le terrain, et qui nous a laissé sans voix : statistiquement, 100% des embauches « nettes » au mois de mai ont profité à des… non-résidents.
Comprenez, des travailleurs venant d’autres horizons (Mexique, Amérique Centrale, Asie…) et qui n’ont pas la nationalité américaine. Du coup, le nombre de salariés détenant un passeport et un numéro de sécurité sociale 100% américain baisse tous les mois depuis le début de l’année.
La conclusion est assez choquante, mais les chiffres du BLS sont incontestables : les Américains voient effectivement leur part s’éroder au sein des actifs salariés au niveau national, tandis que celle des étrangers augmente.
Vous nous direz qu’aux Emirats arabes unis, et plus particulièrement à Dubaï, 95% des salariés sont étrangers, et que ça se passe très bien pour les émiratis dits « autochtones » : aucun n’a de problème de fin de mois. Leurs revenus se partagent entre un rôle de « référent » (les entreprises étrangères sont obligées d’employer 10% de « locaux » avec des salaires à 5 zéros par an) et la rente pétrolière et gazière.
Cependant, aux Etats-Unis, il est de plus en plus rare que le salaire médian couvre l’essentiel des besoins (vu l’envol des mensualités pour les emprunteurs immobiliers), et n’y a pas de rente pétro-gazière, à part peut-être le GNL que les Européens sont obligés d’importer depuis un an, suite au boycott du gaz russe.
Donc, les Etats-Unis importent des travailleurs (moins chers que les « locaux) et exportent de la dette (730 Mds$ d’ici septembre) alors que l’épargne mondiale est à sec… et Wall Street est convaincu que ça va continuer de bien se passer grâce à la hausse de 7 titres sur 500, notamment par leurs liens avec l’intelligence artificielle.
Ces « 7 magnifiques » affichent des multiples plus élevés qu’au pic de la bulle des dot-com, et aspirent tous les flux d’investissement. Les volumes d’échanges quotidiens sur les 493 autres valeurs du S&P 500 ont de ce fait été divisés par deux, comme si l’activité des marchés était devenue un 15 août permanent.
Autrement dit, nous avons des valorisations dignes de la bulle des dot-com auxquelles s’ajoutent un excès de mauvaises dettes comme en 2008 (sur fond de nouveau krach immobilier aux Etats-Unis), une jauge du risque (VIX) à des niveaux pré-Covid, des taux au plus haut depuis 2001, une récession inévitable d’ici trois mois et des volumes à Wall Street les plus étroits depuis 30 ans… mais avec des indices 10 fois plus hauts.
Il va falloir inventer un nom pour ce type de conjonction… sinon le seul qui me vient c’est « Armageddon ».