En claquant la porte, Sébastien Lecornu provoque un choc politique et met en lumière les tensions internes d’un exécutif affaibli. Jusqu’où la Ve République peut-elle encaisser l’improvisation comme mode de gouvernance ?
Dernière minute : Sébastien Lecornu démissionne le lendemain même de la formation – partielle – de son gouvernement. C’est une grande première sous la Ve République, traduisant une profonde crise institutionnelle, peut-être causée par la difficulté à former un gouvernement (plus de trois semaines pour ne même pas délivrer une liste complète de ministres), sauf à inclure le dernier carré des fidèles d’Emmanuel Macron à des postes pour lesquels ils n’ont aucune compétence — comme le très contesté Bruno Le Maire, par exemple.
Bruno Le Maire avait promis en mars 2022 de « mettre l’économie russe à genoux ». Mais, peut-être démobilisé par l’écriture de son roman La Fugue américaine (et quelques variations empruntées à la littérature érotique qui ont – c’est manifeste – dilaté sa réputation d’écrivain), il n’était pas complètement parvenu à ses fins… ni même à en esquisser le début.
Une seconde chance allait lui être offerte de mettre la Russie à terre – militairement, cette fois – en tant que chef des armées. Un poste pour lequel il n’a, sur le papier, aucune espèce de compétence, sinon son appartenance au très atlantiste Aspen Institute.
Mais comme l’avait affirmé le chef de l’Etat : « Soyez fiers d’être des amateurs. » Sauf que là, trop c’est trop : la droite dite « modérée » (le groupe LR, dont est issu Bruno Retailleau, reconduit une troisième fois à l’Intérieur) a menacé de censurer.
Comme ministre des Finances, Bruno Le Maire s’illustra surtout comme amateur de déficits (durant la période faste 2020-2022), ce qui plut beaucoup à l’Elysée, qui le maintint à son poste durant tout le premier mandat, puis deux années supplémentaires aux côtés d’Elisabeth Borne, avec des responsabilités étendues (ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique), puis encore durant le bref passage à Matignon de Gabriel Attal.
Il peut se targuer d’avoir été « aux affaires » (ainsi qu’à son pupitre d’écrivain) pendant que la France creusait 1 000 Mds€ de déficit supplémentaire, et d’avoir supervisé au moins deux projets de loi de finances dont les hypothèses – recettes et dépenses –, adoptées à coups de 49.3 en 2023 et en 2024, semblaient tout droit sorties de l’esprit imaginatif d’un romancier.
Il est plaisant de se rappeler que ses feuilles de route 2023 et 2024, qui ressemblaient à une autoroute vers la faillite, puis à un toboggan vers le précipice de la notation de notre dette, n’ont jamais été discutées à l’Assemblée par les élus de la Nation, ni censurées par eux, puisque la tambouille politique et les « ralliements/trahisons » de circonstance ont permis à Matignon et à Bercy de disposer d’une majorité pour voter la confiance — lunettes noires et canne blanche de rigueur.
Le vote du PLF s’achète un peu comme le jury d’un mauvais Goncourt : quand il n’y a pas de consensus, c’est la maison d’édition la plus puissante qui impose sa loi. Les élus se payent le bouquin dès que le bandeau glorificateur est apposé sur la première de couverture ; les plus curieux se disent qu’ils prendront le temps d’en lire quelques pages lors des prochaines vacances, juste histoire de savoir de quoi ça cause.
Du point de vue de nombreux économistes, les sept années passées par Le Maire à Bercy pourraient inspirer une saga intitulée Sept ans de malheur ou La France court à sa perte… Mais ce serait oublier un peu vite que rien de ce qu’il a accompli ne l’a été sans l’aval de Matignon.
Et, en dernier ressort, du « Mozart de la finance » de l’Elysée, dont l’œuvre majeure restera le Requiem pour l’Hexagone : un pays affaibli industriellement par les délocalisations et technologiquement par la cession, validée par l’Élysée, de nos pépites, grandes ou petites, le plus souvent à des firmes concurrentes américaines.
Et maintenant que nous avons troqué la plupart de nos entreprises d’avenir (1 600 depuis 2017) contre une poignée de lentilles (avec, en filigrane, la vague ambition de préserver une « paix sociale »), et qu’il ne nous reste que des dettes, voilà que le président – dont l’une des phrases favorites et récurrentes est « Nous sommes en guerre » – fait tout pour nous convaincre que nous sommes à la veille de la WW3 avec la Russie et qu’il faut nous réarmer dans l’urgence.
Cela a donné lieu à l’épisode de l’arraisonnement du pétrolier russe, qui n’était pas russe, avec la capture du capitaine chinois par des commandos de marine cagoulés. (Xi Jinping a reçu cette note : « Un capitaine chinois, n’ayant commis aucune infraction, vient d’être arrêté par des commandos français dans les eaux internationales et accusé de ‘refus d’obtempérer’ pour avoir refusé – comme le droit maritime l’y autorise – leur montée à bord et la fouille du navire… qui n’a rien donné. »)
Vouloir se réarmer avec de l’argent que nous n’avons pas nous amènera à lancer un grand emprunt « patriotique de modernisation de nos forces » – argent bloqué, mal rémunéré, mais c’est pour « faire barrage à Poutine », chers amis castors.
Cela viendra compléter l’enveloppe de 800 Mds€ déjà adoptée sous l’impulsion d’Ursula von der Leyen, qui veut passer à l’étape suivante, outrepassant tous ses mandats et ceux des instances dirigeantes européennes, consistant à coordonner les achats d’armes à l’échelon européen et à en assurer l’interopérabilité.
Comprenez par là que chaque pays abandonnera totalement sa souveraineté militaire pour la fondre dans un grand ensemble qui ne tarderait pas à porter le nom d’ »armée européenne intégrée » : un clone de l’OTAN… ou peut-être un substitut, ou peut-être encore l’aboutissement d’un projet de « fusion » des moyens et des objectifs.
Et cette armée européenne serait d’autant plus redoutable que la dissuasion nucléaire française y serait cette fois associée (Emmanuel Macron s’en dit favorable) et mise en œuvre si un pays allié, victime d’une attaque, en faisait la demande.
Cela reste actuellement du ressort de l’OTAN, via l’article 5, qui postule qu’une attaque contre l’un de ses membres est une attaque contre tous — Etats-Unis compris —, le feu nucléaire potentiel étant aujourd’hui celui procuré par l’arsenal américain. Ce qui est, en somme, synonyme de fin du monde, donc garant du fameux « équilibre de la terreur ».
Si une « armée européenne » voyait le jour, dotée de la dissuasion nucléaire française (puisque le Royaume-Uni n’est plus dans l’UE), cela permettrait aux Etats-Unis de se retirer en douceur de l’OTAN et de laisser Bruxelles faire face à la Russie.
Cela donnerait à Donald Trump l’occasion de promettre, pour les prochaines décennies, des économies substantielles et de redéployer ses moyens face à la Chine – la seule véritable adversaire des Etats-Unis.
Pékin est le seul rival crédible à l’échelle mondiale, à la fois économique, technologique et géopolitique. L’Europe est en déclin complet, et la Fédération de Russie ne pèse plus grand-chose en termes de puissance financière depuis son bannissement de SWIFT.
Au beau milieu de cette partie d’échecs mondiale – avec des guerres pouvant éclater demain au Proche-Orient (Iran, Syrie, Irak) comme au nord de l’Europe –, et des tensions souvent nourries par des incidents fabriqués de toutes pièces et montés en mayonnaise belliciste par nos médias, voilà que Bruno Le Maire se retrouvait bombardé à la tête de nos armées : « l’amateur » le plus improbable à ce poste.
Nous ne savons pas encore si c’est le manque de crédibilité de son gouvernement qui a poussé M. Lecornu, après une nuit de réflexion et dans un éclair de lucidité, à s’auto-dissoudre. Mais ce qui est à peu près certain, c’est que notre véritable prochain ministre de la Défense sera un haut-commissaire bruxellois nommé par Ursula von der Leyen, suite à une réforme scélérate des règles de fonctionnement de l’UE lui octroyant cette compétence – mettant ainsi la vie de 450 millions de citoyens en péril.
S’agissant de la gouvernance de la France, Emmanuel Macron va se retrouver soit contraint d’en repasser par les urnes (législatives), soit de dégainer l’article 16 avec ce motif : « Nous sommes en guerre… contre l’instabilité politique. » (« Je suis le seul qui ‘sait tout’, qui ‘peut tout’. ») Soit de démissionner, désavoué y compris par ses derniers soutiens.
Du coup, les superstitieux pourront se demander si Bruno Le Maire – l’homme qui a passé le plus de temps au gouvernement depuis mai 2017 – n’est pas le « chat noir » du président.
Et si le président dégaine l’article 16, qui lui confère les pleins pouvoirs, la France cessera de facto d’être une démocratie : l’Elysée assumera de la faire basculer vers une « démocrature ».
2 commentaires
Extraordinaire de clarté et de vérité; Ph. BECHADE est un homme d’une très grande sagesse, et d’un bon sens incroyable qui aurait pu apporter énormément à ce pays. Malheureusement ce type d’homme est trop honnête pour tremper dans la politique et toutes ses combines. Merci d’être notre porte parole auprès de cette caste de flambeurs et BONS à RIEN qui ne pensent qu’à leur petit « prestige ».
Quand je pense à l’unanimité idolâtre nous vantant les mérites de nôtre stupîde constitution assurant à la France « Stabilité et prospérité » alors qu’elle n’a été rédigée et adoptée que dans un moment de panique politique (la Guerre d’Algérie) et pour un homme (de Gaulle).
A part un peu Pompidou, qui n’a pas eu la sagesse de se retirer à temps, ce qu’on a qualifié de « Courage » au lieu « d’inconscience », tous les successeurs, Giscard, Mitterand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, se sont acharnés à détruire le tissu économique français, doublant la mise par l’octroi d’avantages indécents à tous ceux qui avaient le pouvoir ou le pouvoir de nuisance (Syndicats des entreprises publiques, parlementaires) et une invraisemblable « décentralisation » qui a grand ouvert les portes de la gabegie et de la création de milliers de postes inutiles à la charge du contribuable, sans avancées concrètes réalistes. Qui aura le courage de remettre tout ça à plat: suppression des « super-régions », recentralisation pour supprimer les baronnies locales avec leur cortège de copinage, division par 3 du nombre de parlementaires (nous avons autant de députés que l’Inde) et de leur cour, ramener la Commission Européenne à des missions absolument essentielles autres que la normalisation des palettes ou de la courbure de concombres…