▪ Vous croyez que les investisseurs ne lâchent plus un os quand ils le tiennent ?
Eh bien tout dépend de leur dépendance psychologique. Le surgissement de la crise chypriote illustre à merveille ce postulat.
Lundi et mardi, toute l’attention des médias et des traders est focalisée sur Chypre, ce territoire d’un million d’habitants qui part en vrille… tandis que les élites européennes fondent les plombs en proposant des solutions qui révoltent les citoyens chypriotes, indignent les habitants de l’Eurozone, stupéfient Wall Street et mettent en colère Vladimir Poutine.
Tout ça pour récupérer six malheureux milliards d’euros, soit juste un peu plus qu’un Kerviel (unité de mesure de désastre financier équivalant à cinq milliards d’euros).
Mercredi matin, le dossier chypriote est toujours au point mort, l’économie locale à l’agonie avec des banques qui resteront fermées jusqu’à mardi prochain… de quoi envisager le pire !
Pourtant, plus personne ne se préoccupe de savoir si cette mise sous cloche et la thrombose économique qui en résulte vont torpiller le système bancaire et provoquer un vent de révolte sans précédent contre Bruxelles et Berlin.
▪ Ben Bernanke à la rescousse (comme d’habitude…)
Le marché s’est empressé d’enterrer cet os à la va-vite dès mercredi midi car il s’est soudain souvenu que Ben Bernanke allait faire son apparition sur les écrans en début d’après-midi. Il serait donc probablement question du très gros « nonosse » de 85 milliards de dollars par mois qui génère depuis septembre dernier d’intenses grognements de plaisir.
La conférence de presse du patron de la Fed démarrait à 19h30 (heure française). Le seul fait de voir Ben Bernanke rentrer dans la salle de presse avec ce demi-sourire de parfait hypocrite intensément satisfait de lui-même a suffi à propulser tous les indices américains vers les plus hauts du jour — et, pour au moins deux d’entre eux, vers de nouveaux sommets absolus.
Nous avons suivi le discours de « Bubble Ben » de bout en bout. Nous pensions qu’il serait pas mal question de quantitative easing et de prévisions de croissance… mais nous étions bien naïf : il n’a été question que de QE, et pratiquement pas de prospective économique ni d’impact de la situation budgétaire américains sur les marchés de taux.
Les cinq premières questions posées par cinq journalistes différents ont porté exclusivement sur la poursuite du QE3, sa durée, la quantité d’argent imprimée et la possibilité d’une réflexion concernant une stratégie de sortie… mais Ben Bernanke leur a fourni une « non-réponse » qui avait tout pour ravir Wall Street.
Il s’est contenté d’expliquer que la Fed se montrerait réactive et attentive aux « tendances » plutôt qu’à des objectifs chiffrés. A titre d’indication, les stratèges estiment que sous 7,5% de taux de chômage et au-delà de 3% de croissance, le QE pourrait être progressivement réduit.
Il est assez surprenant que personne ne se soit inquiété de la lenteur de la reprise malgré les injections massives en vigueur depuis septembre dernier.
Le sixième journaliste a posé une question un peu bizarre : « est-ce qu’un président de la Fed (comprenez Ben Bernanke) peut se contenter d’accomplir deux mandats ? Ne devrait-il pas continuer jusqu’à ce qu’il juge sa mission accomplie, comme l’a fait Alan Greenspan ? »
Autrement dit, n’est-il pas déraisonnable de quitter sa charge avant d’avoir usé le moteur des rotatives de la Fed jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus imprimer un seul dollar ?
Encore une question ayant trait — par la bande — à la poursuite de l’assouplissement quantitatif. Et cela a duré une demi-heure, sans qu’il soit jamais question des conditions économiques réelles (alors que beaucoup de chiffres officiels sont sujets à caution)… du pourcentage anormalement élevé de la population active sans emploi — alors que les médias claironnent que le chômage régresse… de la diminution de la masse salariale globale, une fois exclus les quelques pourcents de privilégiés qui gagnent plus de 250 000 $ par an.
En fait, ce que vivent les 98% d’Américains qui ne possèdent pas 50% de la richesse du pays n’intéresse pas le microcosme financier (lequel inclut les professionnels du monde de l’investissement et les médias qui les observent).
Tout ce qui importe, vous l’avez bien compris, ce n’est pas de savoir si acheter des actions ou des obligations a un sens, si leurs cours sont surévalués et s’il existe un risque de krach en cas de ralentissement économique mondial, une hypothèse hautement probable.
Non, ce que voulaient les journalistes réunis à Washington mercredi, c’est s’assurer que Ben Bernanke continuerait de remplir activement le « bol de punch » dans lequel Wall Street puise son optimisme… jusqu’à ce que toute l’assemblée roule sous la table.
« Bubble Ben » les a rassurés : il dispose de réserves de rhum inépuisables et d’une énergie inlassable pour confectionner des cocktails par bidons de quatre hectolitres… euh pardon, de quatre milliards de dollars par jour.
▪ Les marchés ont bien compris le message
Les indices américains ont donc terminé dans le vert mercredi soir avec près de 80% de leurs composantes en territoire positif.
Cependant, la séance s’est avérée extrêmement peu volatile : moins de 0,4% d’écart entre 14h30 et 21h. Quant aux volumes, ils sont demeurés très modestes, avec moins de 500 millions de titres échangés sur le S&P 500.
Dès que le patron de la Fed eut écarté toute discussion concernant une stratégie de sortie, le Dow Jones n’a pas tardé à établir un nouveau record historique à 14 547 points (le précédent record du 14 mars avait été inscrit à 14 539). Toutefois, il n’a pas réussi à se maintenir au zénith jusqu’à la clôture : +55 points à 14 512, soit +0,39%.
Le Nasdaq et le S&P 500 en ont terminé non loin des plus hauts de l’année avec +0,7% pour le S&P (qui renoue avec les 1 560 points) et +0,78% pour le Nasdaq.
L’exploit du jour est à mettre à l’actif des valeurs moyennes du Russell 2000 : il s’est envolé de 1% et réédite ainsi sa meilleur clôture historique à 952 points.
Voilà le genre d’information qui enterre non seulement de gros os comme la paupérisation des Etats-Unis, mais également le naufrage de Chypre. Tous les sites d’information financière sans exception ont titré mercredi après-midi sur le nouveau zénith du Dow Jones et le reste de l’actualité a littéralement cessé d’exister, alors…
Amis Chypriotes, oubliez tous vos tourments,
Le Dow Jones et le Russell sont au firmament.
(C’est plus joli présenté sous forme d’alexandrins, non ?)