La BCE reste-t-elle bien dans le rayon d’action qui lui a été attribué… ou bien est-elle en train d’outrepasser complètement son rôle, pour entrer dans un domaine tout à fait différent ?
Depuis son arrêt du 5 mai jusqu’à son analyse des documents remis par la BCE le 24 juin, la Cour de Karlsruhe a fait preuve de résistance. Le 2 juillet, elle n’aura cependant pas eu d’autre choix que de prendre acte de la décision prise par le Bundestag et le gouvernement.
Avec le recul, comment interpréter l’arrêt rendu le 5 mai ? Faut-il y voir un dernier baroud d’honneur du Tribunal constitutionnel fédéral ou un véritable soulèvement face à une BCE qui n’a de cesse de s’émanciper de ses statuts ? Qu’est-ce qui s’est vraiment joué entre Karlsruhe et Francfort cet été ?
Voici quelques explications…
Karlsruhe, édition 2020 : « Les caves allemands se rebiffent… juste un peu ! »
En ce qui me concerne, je partage l’avis émis par Bruno Bertez dès le 5 mai :
Tout ce qu’ont demandé les juges allemands à la BCE, ce ne sont en fait que des informations, visant en l’occurrence à prouver le caractère « proportionné » du PSPP.
Une dizaine de jours plus tard, Bruno Bertez poursuivait en ces termes :
« Dans une construction européenne qui s’est affranchie des contraintes démocratiques, il faut au moins que les règles nationales supérieures soient respectées. Tel est le jugement fort que vient d’émettre la Cour constitutionnelle allemande. N’en déplaise aux européistes qui se croient tout permis et au-dessus de lois fondamentales, c’est une bonne chose de le rappeler solennellement. La BCE n’est pas maître de l’univers. »
Un avis que je partage.
Force est cependant de constater que la Cour de Karlsruhe n’est pas allée jusqu’à remettre en cause la légalité du PSPP. Or tout le monde sait que le système européen de banques centrales finance les déficits des Etats en rachetant inlassablement leur dette publique sur le marché secondaire. La conséquence en est, comme l’écrivait Natixis le 25 juin, que « même si officiellement il n’y a pas monétisation des dettes publiques dans la Zone euro, de fait il y a monétisation depuis 2015 ».
Jürgen Stark, membre du directoire de la BCE à partir de 2006 et démissionnaire fin 2011, a d’ailleurs rappelé l’hypocrisie qui caractérise cette situation dans un article publié le 20 juin, intitulé : « C’est ainsi que la Zone euro devient une zone de non droit. »
Bref, sous des airs martiaux, les juges constitutionnels fédéraux ont donc fait une sortie dont ils savaient qu’elle était condamnée d’avance, en tout cas sur le plan juridique.
Mais la Cour de Karlsruhe pouvait-elle aller plus loin, alors que la Cour de Justice de l’Union européenne s’était déjà prononcée sur la légalité du PSPP le 11 décembre 2018 ?
In fine, il apparait que la portée de cet arrêt revêt un caractère plus politique que juridique.
Enfin, une juridiction nationale suprême a rappelé tout haut ce que tout le monde pense tout bas
A défaut d’être suivi de conséquences juridiques, l’arrêt du 5 mai conserve une portée politique très forte, puisque la Cour a pris le peuple allemand à témoin en dressant la liste de tous les perdants du PSPP. Elle a en effet détaillé que le QE européen affecte « pratiquement tous les citoyens », en tant « qu’actionnaires, propriétaires, épargnants ou détenteurs de polices d’assurances », entraînant ainsi « des pertes considérables pour l’épargne privée », mettant à nouveau la BCE en face de certains inconvénients de sa politique, en particulier l’euthanasie du rentier.
Par ailleurs, grâce à l’arrêt du 5 mai, on a enfin un jugement officiel sur la nature ornithologique de Christine Lagarde.
Comme le rappelait Jean-Marc Daniel le 5 juin sur BFM Business, confrontée à l’image traditionnelle des faucons et des colombes, Christine Lagarde avait répondu en disant : « Moi, je veux être la chouette, l’intelligence, la sagesse. »
Et l’historien de l’économie de poursuivre : « Eh bien moi, je persiste à dire qu’elle est la pie : elle jacasse et elle nous vole […] au sens où le tribunal de Karlsruhe l’a souligné. »
On ne peut en effet pas dire qu’avec son PEPP, la Française ait fait marche arrière par rapport aux pratiques de son prédécesseur italien…
En Allemagne, certaines personnalités ont la mémoire longue et font le rapprochement entre la politique de la BCE et celle menée par la Reichsbank dans les années 1920
Il y a bien sûr l’AfD, dont nous avons vu dans un précédent billet qu’elle comptait contester la légalité du PEPP devant la Cour constitutionnelle allemande.
En dehors de l’extrême droite, on ne compte que quelques figures de la CSU qui s’élèvent frontalement face aux dangers de la politique menée par la BCE. Pour le reste, il faut se tourner du côté de la société civile, avec par exemple des économistes comme Thorsten Polleit, qui s’inquiète à l’idée que la BCE ne reproduise les erreurs fatales commises par la banque centrale allemande dans les années 1920…
7 juin : « Les Allemands craignent que la BCE ne suive le chemin de la Reichsbank de Weimar sur la voie de la trappe à inflation. La Reichsbank a commencé par acheter petit, puis un peu plus, jusqu’à ce qu’elle se rendent compte que la situation était hors de contrôle. […] »
On n’a guère de mal à comprendre ces Allemands puisque que Christine Lagarde n’a laissé planer aucun doute sur la hiérarchie de ses priorités au sein de la Zone euro. N’a-t-elle pas en effet déclaré le 30 octobre 2019 qu’« on sera plus content d’avoir un emploi plutôt que d’avoir une épargne protégée » ?
En dépit de toutes ses dénégations, cela fait bien longtemps que la BCE a arrêté de faire de la politique monétaire : elle fait désormais de la politique tout court
Dès le 6 mai, au lendemain de l’arrêt de la Cour de Karlsruhe, voici ce que déclarait Nicolas Doze sur BFM Business :
« La Cour indique que la BCE ne fait plus de la politique monétaire mais de la politique économique, ce qui est très vrai. »
Le 28 août, le journaliste vedette en remettait une couche :
« Autrefois on disait c’est pas grave, c’est l’Etat qui paie. Maintenant on dit c’est pas grave c’est la banque centrale qui paie. […] Je ne suis pas étonné que cette politique monétaire de banque centrale payeur en dernier ressort devienne de plus en plus une politique de payeur en premier ressort. […] On a fait du quantitative easing, puis du taux zéro, puis du taux négatif, puis des prêts en liquidités au niveau des banques européennes par la BCE qui sont eux aussi à taux négatifs, on fait clairement du financement monétaire des dépenses publiques, et on a même fait de l’helicopter money en avril aux Etats-Unis […].
Je dirais même que la BCE fait encore plus puisque de plus en plus depuis la fin de Mario Draghi et l’arrivée de Christine Lagarde, ce n’est presque plus de la politique monétaire, c’est de la politique pure dans la mesure où elle est la seule institution fédérale véritablement opérationnelle […]. »
En dépit de toutes ses dénégations, la BCE ferait-elle donc bel et bien du « fédéralisme monétaire caché », pour reprendre la formule de Natixis ?
Au risque de me plier à une formule de l’époque, je dirais que « la question, elle est vite répondue ».
Evidemment, la BCE fait tout son possible pour donner le change et faire passer son action pour démocratique. Lundi 24 février, Francfort est allée jusqu’à lancer une campagne de consultation pour « écouter les attentes et les préoccupations » du public au sujet de la manière dont doit être menée la politique monétaire au sein de la Zone euro (interdit de rire).
Peut-être Peter Huber, le magistrat du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe rapporteur de la procédure contentieuse avec Francfort, aurait-il eu plus de chance de se faire entendre en remplissant un formulaire en ligne…
Natixis mettait tout le monde d’accord dans une note publiée le 18 novembre 2019.
Voici ce qu’écrivait la banque :
« Si le vrai objectif de la BCE est d’éviter une crise de la dette dans la Zone euro et de maintenir ainsi l’intégrité de la Zone euro, alors, puisque les banques centrales veulent être transparentes pour pouvoir être acceptées dans les démocraties, elle devrait le dire clairement et ne pas maintenir la fiction de l’objectif d’inflation. »
Mais les choses ne se passent pas comme ça dans le monde néo-soviétique contemporain…