** La remontée du CAC 40 vers les 5 000 points se poursuit tranquillement dans le sillage des valeurs bancaires qui s’adjugeaient en moyenne 3% hier. La volatilité des indices boursiers retombe, la confiance revient et, selon Patrick Arthus, la crise des subprime est terminée.
Nous allons vous épargner l’analyse détaillée de sa démonstration — fort bien construite au demeurant — pour n’en retenir que l’argument clé : le pire est derrière nous. La Fed a démontré sa capacité à court-circuiter le risque systémique ; rendons-en grâce à Ben Bernanke, dont les travaux universitaires consacrés au krach de 1929 (origines et conséquences) expliqueraient la pertinence et l’efficacité des initiatives successives annoncées depuis août 2007 — et il en garderait sous la semelle, le bougre !
Les marchés financiers peuvent donc envisager l’avenir — disons les trois prochains trimestres — avec confiance et les gérants constatent que le mois d’avril est reparti sur de bonnes bases. Quoi qu’il advienne, le patron de la Fed veille au grain et son savoir-faire, qui fait merveille, invite à considérer avec bienveillance la mise en place de la plus formidable structure de defeasance de l’histoire du capitalisme.
** La Fed orchestre, en tant qu’acteur principal, la création d’un CDR — l’ex-structure de cantonnement des actifs pourris du Crédit Lyonnais — mais à la puissance 10, c’est-à-dire à l’échelle de la bulle des dérivés de créances immobilières en formation depuis 2002.
Nous ne nourrissons pas une grande admiration pour Jean-Yves Haberer et pour sa manière de gérer en toute opacité des prises de participations tous azimuts, lesquelles se sont avérées extrêmement vulnérables à un retournement de cycle — ce qui ne manqua pas de se produire lorsque éclata la première guerre du Golfe. Cependant, nous admirons avec quelle maestria il s’est épargné l’humiliante épreuve de devoir rendre financièrement des comptes. Il fut condamné le 23 février 2005 par la cour d’appel de Paris à un euro de dommages et intérêts au profit des actionnaires et des clients du Crédit Lyonnais.
Tout Wall Street l’envie encore !
En 1990, le Lyonnais était alors au maximum de sa montée en puissance dans l’immobilier parisien : aucun bâtiment de prestige n’était assez grand ou assez cher. L’immense siège social des NMPP — tout proche de la Bourse — avait été racheté sur la base du prix du mètre carré dans le « triangle d’or », alors que l’ensemble des locaux, particulièrement vétustes, devait être intégralement reconfiguré. Mais c’était une opportunité unique dans l’hypothèse où une multinationale — pourquoi pas une grande banque d’affaire anglo-saxonne — voudrait s’implanter, avec toutes ses équipes, en plein coeur de Paris.
Le Lyonnais s’était également fait une spécialité de la revente d’immeubles entre ses nombreuses filiales (SDBO, Ibsa, Altus Finance…), alimentant une flambée artificielle des prix dans la capitale ; mais personne ne doutait que l’acheteur final soit solvable.
Avec l’éclatement de la bulle immobilière, le Crédit Lyonnais se retrouva « collé » avec des dizaines d’hectares de surfaces commerciales invendables en l’état puis des ardoises monumentales découlant d’opérations spéculatives initiées par de vrais aventuriers du capitalisme. La plus célèbre — et plus coûteuse — d’entre elles fut le rachat du studio de cinéma américain Metro-Goldwyn-Mayer via la CLBN, sa filiale néerlandaise. Jean-Yves Haberer était quelque part un visionnaire malchanceux puisque Jean-Marie Messier s’empressera, sept ans plus tard, de racheter à prix d’or le studio Universal avec des conséquences tout aussi désastreuses, sinon pires, en termes de destruction de valeur boursière.
** Mais les pertes du Lyonnais — l’équivalent de 20 milliards de dollars à l’époque — n’étaient que de la bricole en comparaison des 30 milliards de dollars de créances à risque de Bear Stearns prises en charge par la Fed depuis le 19 mars dernier. Rien non plus en comparaison des 40 milliards de dollars de pertes d’UBS sur les subprime ; des 50 milliards de dollars de dette de Northern Rock envers la Banque d’Angleterre, et donc les contribuables britanniques ; une goutte d’eau par rapport aux 200 milliards de dollars de dépréciations d’actifs déjà annoncés par les banques impactées par l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis — soit le tiers de la facture totale d’ici fin 2008 selon une évaluation conservatrice de Goldman Sachs.
En terme d’impact sur la consommation aux Etats-Unis — et donc de PIB — les retombées sont déjà colossales (-2% de PIB) et le pire reste à venir.
Ce que nous voulons mettre en lumière, c’est la différence de nature et d’échelle des pertes qui plombent le système financier depuis un certain 26 février 2007. Les déboires du Lyonnais ont grosso modo coûté aux contribuables français un milliard de dollars par mois — soit 0,05% de PIB — pendant 10 ans. Sa situation de faillite technique n’a jamais affecté sa signature — c’est-à-dire sa capacité à prêter de l’argent ou à garantir les dépôts de ses clients — de telle sorte que les transactions interbancaires se sont poursuivies comme si de rien n’était.
En 1992 et 1993, il n’y a eu, et ce en dépit de l’ampleur du scandale médiatique, ni crise de liquidités, ni crise de solvabilité. Le même diagnostic aurait pu être formulé lors de l’effondrement du Crédit Foncier de France, puis de l’UAP, racheté en catastrophe par AXA.
** Aujourd’hui, nous sommes en pleine crise de solvabilité, syndrome inconnu lors de la récession de 1993 puis lors de celle de 2002. La Fed accepte de prendre à sa charge — temporairement, espère-t-elle — le risque associé aux créances devenues illiquides, ce qui sauve la mise aux spéculateurs incompétents. Cependant, elle ne fait que repousser de quelques mois les problèmes de fond car sa vocation n’est pas de se substituer à un liquidateur de type CDR.
Si elle assumait ce rôle — ce qui suppose d’emblée un profond remaniement de ses statuts — cela l’exposerait à matérialiser dans son bilan — certes pour la bonne cause, chacun en conviendra — des pertes potentielles se montant à plusieurs centaines de milliards de dollars. Que vaudrait alors sa signature ?
A ce stade, il nous est difficile de ne pas établir un troublant parallèle. De 1990 à 1993, la quasi-totalité des plus grands établissements financiers à capitaux publics étaient dirigés par des inspecteurs des Finances. Ils étaient nommés sur proposition des inspecteurs des Finances de la Direction du Trésor en Conseil des ministres, lesquels confiaient à la cohorte des inspecteurs des Finances de la Banque de France le soin de contrôler la bonne marche des affaires… en toute impartialité et en toute transparence naturellement.
Si Jean-Claude Trichet n’a rien vu au sujet du Lyonnais en tant que directeur du Trésor de 1987 à 1993, c’est qu’il n’y avait rien à voir. Les vrais problèmes n’ont surgi qu’après sa promotion à la tête de la Banque de France en 1993, et ce n’était plus son rôle de démêler l’écheveau de la comptabilité délirante d’une pseudo banque d’affaire mal inspirée.
A l’époque, beaucoup de méchantes plumes ont évoqué la troublante consanguinité des patrons (de droit divin) des établissements financiers du secteur public et des autorités de tutelle mais aucun manquement à leurs obligations en matière de contrôle n’a jamais pu être démontré.
** Aux Etats-Unis, nul ne s’émeut que la gestion du moteur de l’économie américaine (le marché du crédit) ait été confiée à Henry Paulson, ex-grand patron de Goldman Sachs, ni que la gestion des dérivés de crédit — un phénoménal démultiplicateur de la masse monétaire — ait été confiée exclusivement aux seuls praticiens de la finance ayant suivi le même type de cursus universitaire que les membres de la Fed.
L’évaluation puis la gestion optimale du risque en temps réel, c’est le métier des mathématiciens — nul ne saurait se montrer plus compétent en la matière. Le problème est que le déséquilibre entre l’avidité sans borne des uns et la naïveté insondable des autres ne se prête guère à une modélisation.
L’élément le plus formidable dans l’histoire, c’est que la Fed, la SEC et le secrétariat d’Etat au Trésor s’imposaient de ne pas mettre en garde les uns pour ne pas se mettre à dos les autres au nom de la libre entreprise voulue par le législateur.
Autrement dit, les membres du Congrès auraient placé, à la demande du peuple souverain, le sort de chaque Américain — et pas seulement des emprunteurs — dans le creux de la « main invisible » qui régule les marchés, sans se demander si celle-ci n’avait pas une fâcheuse tendance à écraser impitoyablement tous les moucherons qui passent à sa portée.
Tout ce que nous pouvions prédire, avec le minimum de bon sens paysan dont nous disposons, c’est que l’addition de deux formes d’aveuglement, situées aux antipodes de la rationalité — les disciples des prix Nobel de mathématiques d’un côté, les disciples du « bien vivre » à crédit de l’autre — donnerait une somme totale de pertes se chiffrant en centaines de milliards de dollars.
Un fardeau dont nous redoutons qu’aucune structure de defeasance, fut-elle agréée par la Maison Blanche, approuvée par les fonds souverains étrangers puis abondée par la planche à billets de la Fed, ne pourra débarrasser le système bancaire américain. L’actif pourri, ce n’est plus le CDO, l’ABS, le RMBS et bientôt le CDS à une échelle qui devrait faire frémir d’horreur Ben Bernanke et d’excitation J.C. Trichet, c’est tout simplement le dollar lui-même.
Nous garantissons le prix Nobel à tout inventeur d’un CDR permettant d’empêcher le dollar de s’enfoncer malgré ses semelles de plomb dans la vase nauséabonde de la crise des dérivés de crédit.
Nous avions inauguré cette chronique avec une citation de Patrick Arthus, nous concluons sur une citation de Dominique Strauss-Kahn glanée sur le Web ce week-end : « La crise est mondiale. La prétendue théorie du ‘découplage’ — le dynamisme des économies émergentes permettant de compenser en partie la crise américaine — est totalement fallacieuse. Des pays en développement comme la Chine et l’Inde pourraient être affectés tout aussi brutalement que les Etats-Unis, et l’Europe ne s’en sortira pas indemne ».
Fermez le ban !
Philippe Béchade,
Paris