Derrière l’ambition affichée de relancer l’économie américaine, la politique commerciale de Donald Trump révèle une stratégie plus profonde : tenter de préserver l’hégémonie des Etats-Unis dans un monde de plus en plus fragmenté.
Tout le monde s’accorde à dire que la politique de Trump vise à relancer l’économie nationale. La croissance est aujourd’hui faible, le pays se retrouve désindustrialisé et vit principalement des services (surtout du monde de la finance), plutôt que des biens. Le nouveau président américain cherche donc à attirer des capitaux par la venue d’entreprises étrangères dans le pays. Cette volonté a même été officialisée : interrogé par une journaliste sur l’objectif des droits de douane de 50 % imposés à l’Union européenne, Trump a répondu : « Je ne cherche pas à négocier. Ils vont envoyer leurs entreprises aux Etats-Unis. »
Derrière cette politique, se cache un seul et unique enjeu : défendre l’hégémonie américaine coûte que coûte. Les mesures classiques d’ajustement des dépenses ou de la fiscalité ne sont plus efficaces. La dette américaine croît de manière exponentielle et les Etats-Unis viennent de voir leur note de crédit dégradée à AA par l’agence Moody’s (de ce point de vue, le déclin américain est inévitable, à moins d’une restructuration de la dette mondiale publique et privée).
Enfin, les nombreuses sanctions américaines ont accru la réticence face au dollar, et son utilisation comme levier géopolitique n’apparaît pas comme une solution viable. Trump a beau avoir déclaré que les pays qui s’éloigneraient du système dollar seront punis par des droits de douane, rien n’a été appliqué.
Pour mener sa politique, le président américain s’appuie donc sur l’Histoire. A l’instar de la période ayant précédé la première guerre mondiale – comme dans toute fin de cycle –, la militarisation du commerce international y apparaissait déjà comme un levier stratégique. Elle permettait à la puissance dominante de générer de nouvelles recettes tout en lançant un avertissement au reste du monde : « Nous chuterons, mais vous chuterez avec nous. »
Cette guerre commerciale permettrait notamment de protéger le roi dollar quelque temps. L’application de tarifs douaniers réduit la demande d’importations et limite les échanges de dollars contre des devises étrangères, ce qui tend à renforcer la valeur de la monnaie américaine. L’arrivée d’entreprises étrangères attire également des capitaux, accentués par des taux d’intérêts élevés maintenus par la Fed. Pour que le dollar en sorte réellement renforcé, encore faudrait-il que les tarifs douaniers s’inscrivent dans la durée. Or, non seulement Trump privilégie pour l’instant la communication à l’action, mais surtout, son attitude digne d’un western ne fait qu’éloigner les puissances étrangères du système financier américain. Résultat : investisseurs publics comme privés sont incités à se délester de leurs obligations américaines.
Les droits de douane, à eux seuls, ne suffisent pas à relancer l’industrie nationale. Il faut pouvoir s’appuyer sur un réseau de banques locales et régionales, capable de financer le tissu productif du pays – en particulier les petites et moyennes entreprises. On l’oublie trop souvent, mais la croissance économique repose avant tout sur la distribution de crédits à l’économie réelle. Aux Etats-Unis, ces banques ne cessent d’être avalées par les plus grandes à coups de fusions-acquisitions, alors qu’elles distribuent environ 40 % des prêts nationaux.
En se posant en sauveur des marchés et des grandes entreprises, Trump néglige un point essentiel. Il favorise la concentration du capital, oubliant que la décentralisation est le moteur de toute économie durable. Le capitalisme, comparable à l’ouroboros – ce serpent qui se mord la queue – conduit ainsi les Etats-Unis vers un modèle de concentration extrême, déjà observé sous l’URSS ou la Chine de Mao Zedong. Loin des principes du libéralisme, c’est à un « communisme pour une minorité » que l’on assiste désormais.
Mais Trump n’est pas seul à diriger la première puissance mondiale. Quand on sait de qui il s’entoure, rien de tout cela n’a de quoi surprendre. Au-delà d’Elon Musk, milliardaire le plus riche de la planète devenu ministre de l’Efficacité gouvernementale, on retrouve Scott Bessent, ancien gestionnaire de fonds spéculatifs désormais secrétaire au Trésor, ou encore Howard Lutnick, autre milliardaire issu de Wall Street, nommé secrétaire au Commerce.
Lors de son investiture, étaient également conviés Mark Zuckerberg, Jeff Bezos et Tim Cook. Or ces oligarques n’ont en commun que la volonté de protéger et de renforcer leur pouvoir économique – pouvoir aujourd’hui transformé en pouvoir politique par la domination du marché sur la politique.
Le développement d’un système bancaire décentralisé n’est qu’un premier levier. Les recettes futures générées par les droits de douane devraient également servir à financer massivement les infrastructures publiques et à soutenir les entreprises nationales. Or, sur ce point, Trump reste pour l’instant très flou. Plus préoccupant encore : des droits de douane sans mesures de protection pour les consommateurs risquent d’affaiblir sa politique et de fragiliser sa base électorale, car le renchérissement des produits nationaux, conséquence directe des tarifs douaniers, frappera un citoyen américain déjà éprouvé par une inflation persistante, des niveaux de dette à la consommation et sur cartes de crédit historiquement élevés, et une épargne réduite. Il en résulterait un rejet croissant de sa politique, y compris au sein même du pays.
Pour le dire autrement, le président américain tente de mobiliser tout un pays en ne s’appuyant que sur une minorité des citoyens. Or on ne peut faire se passer de son peuple pour relancer l’économie. Qui seront les financeurs de la relance industrielle américaine si ce ne sont pas les citoyens américains ? Si le chômage grandit et que le coût de la vie augmente brutalement (alors que la Fed a déjà du mal à stabiliser l’inflation), la politique de Trump sera contreproductive. Et la guerre commerciale contre le reste du monde ne fera qu’accroître les alliances anti-américaines.
Aujourd’hui les plus grandes puissances mondiales sont autonomes sur tous les plans : technologique, militaire, financier, et même sur des enjeux stratégiques comme le spatial. Seule l’Europe, perçue comme une puissance à part entière, demeure aussi dépendante des Etats-Unis et soumise à leur volonté.
Les pays étrangers vont chercher à relocaliser leur production pour tendre vers l’autosuffisance. Il n’y a là rien de révolutionnaire. La Russie le fait depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, voire même avant. D’autres puissances, comme la Chine ou l’Iran, s’y préparent depuis des décennies. Le danger, pour les Etats-Unis, est de croire qu’ils sont indispensables et peuvent jouer leur carte seuls. C’est une illusion.
Certes, aucune puissance ne fera tomber le monopole américain du jour au lendemain. L’hégémonie repose à la fois sur la puissance monétaire et militaire. Et si la Russie et la Chine rivalisent désormais avec les Etats-Unis sur le plan militaire, leur monnaie reste marginale dans les réserves de change comme dans les transactions internationales, et aucun des deux pays ne semble prêt à remettre cela en cause. Ces puissances préfèrent accumuler de l’or, perçu comme un actif refuge, souverain, dont le rôle dans le système financier international ne peut que croître.
Alors que le vieux monde se meurt, nous entrons dans une ère de rivalités exacerbées, où les escalades militaires pourraient se multiplier à travers le globe. Le pouvoir, désormais non centralisé, tend à se fragmenter. Le vrai risque pour les Etats-Unis serait de voir émerger un consortium de nations décidées à créer de nouvelles institutions internationales, affranchies des règles américaines. Cela remettrait en cause l’ordre mondial établi en 1945, ainsi que la légitimité des institutions issues de cette époque – Nations Unies, FMI, Banque mondiale… – déjà largement contestées depuis des années.
De la même manière que Trump ne peut espérer relancer l’économie américaine en en faisant porter le poids à ses citoyens, le monde ne peut durablement s’organiser autour d’un pouvoir dicté par 15 % de la population mondiale – les Etats-Unis et l’Europe – alors que le reste voit les choses autrement.
Comme le rappelait Michael Hudson : « L’hubris des dirigeants cherchant à étendre leur empire est aussi vieille que les empires eux-mêmes, et leur chute est généralement provoquée par eux-mêmes. »
Trump ferait bien d’y réfléchir à deux fois.