La fin du règne absolu du dollar est-elle une illusion ou une réalité ?
On considère souvent que la dédollarisation est impossible, du moins à l’échelle d’une ou plusieurs décennies, malgré les déséquilibres économiques des Etats-Unis, notamment leurs déficits.
Les partisans de cette idée avancent un constat simple : les Treasuries américains bénéficient, en toutes circonstances (quelle que soit l’administration en place ou la conjoncture économique) d’un statut de valeur refuge sur les marchés financiers, illustré par le phénomène de flight to safety (recherche de sécurité) et de safe to liquidity (préférence pour la liquidité sûre).
De plus, le dollar jouit d’un privilège unique en tant que monnaie de réserve mondiale, ce qui facilite largement le financement des déficits publics et extérieurs des Etats-Unis. Cependant, cette mécanique repose sur une condition essentielle : que les investisseurs étrangers restent engagés ou, s’ils se sont retirés, qu’ils reviennent.
Or, dans un contexte géopolitique marqué par des tensions durables—qu’il s’agisse de la volonté d’indépendance des BRICS et de leurs alliés ou d’un réveil européen—les initiatives de dédollarisation se multiplient. Ces dynamiques, même éparses, finissent par fragiliser progressivement le financement des déficits « jumeaux » des Etats-Unis, à savoir le déficit budgétaire et le déficit commercial.
L’expression « déficits jumeaux » est utilisée car ces deux déficits coexistent.
D’un côté, certains pays enregistrent un déficit de leur balance des paiements, ce qui signifie qu’ils doivent attirer des capitaux étrangers sous diverses formes (achats d’actifs financiers libellés dans leur devise, investissements directs, etc.). Si ces capitaux venaient à manquer, ils risqueraient une crise de solvabilité externe, voire un défaut de paiement.
D’un autre côté, d’autres pays affichent un déficit budgétaire, qu’ils doivent financer par l’impôt, l’emprunt sur les marchés ou, dans des cas qui étaient autrefois exceptionnels mais sont devenus courants depuis 15 ans, par la création monétaire de leur banque centrale. En l’absence de nouvelles ressources fiscales ou si la demande pour leurs titres publics devient insuffisante, ils s’exposent à une crise de solvabilité interne (crise de la dette publique), avec également un risque extrême de défaut.
Les Etats-Unis cumulent ces deux déficits. Ainsi, lorsqu’un investisseur non résident achète des Treasuries US, il finance simultanément :
- le déficit budgétaire américain (interne), puisqu’il acquiert une obligation émise par le Trésor américain ;
- le déficit commercial américain (externe), puisque l’actif acheté est libellé en dollars.
Si, en revanche, ces investisseurs étrangers refusaient d’acheter des Treasuries et se contentaient d’acquérir des actifs privés américains (actions ou obligations d’entreprises), ils ne financeraient que le déficit commercial (car ces actifs restent libellés en USD), mais pas le déficit budgétaire (puisqu’ils achèteraient des titres privés et non des obligations d’Etat).
La dédollarisation ralentie par le paradoxe chinois
Les tenants de l’impossible dédollarisation pourront s’appuyer sur ce que l’on appellera le paradoxe chinois, ou la difficulté de faire cohabiter de façon pérenne le libéralisme économique et un régime politique encore communiste, lequel régime ne permet pas le développement intégral d’une économie de marché avec une convertibilité intégrale de la monnaie et donc le développement de son internationalisation.
Car, 24 ans après l’entrée de la Chine dans l’OMC, le moins que l’on puisse dire est que cette internationalisation est encore balbutiante avec un poids dans les paiements mondiaux autour de 3,5% – en total décalage avec le poids du PIB chinois. Comment gérer cette incompatibilité entre régime communiste et internationalisation du yuan ?
Si la Chine et ses alliés BRICS et assimilés veulent remettre en cause l’hégémonie du dollar, il faut facturer de plus en plus les échanges mondiaux stratégiques dans d’autres monnaies fiduciaires que le dollar.
Par exemple, si la Chine réussit à convaincre l’Arabie saoudite d’exporter une fraction de plus en plus importante de sa production en yuans et incite ainsi les autres pays producteurs de pétrole à suivre le mouvement, un saut qualitatif sera franchi. Oui mais voilà, pour convaincre les exportateurs de pétrole (ou demain d’autres matières premières stratégiques) vers la Chine de facturer en yuan, il faut qu’ils puissent utiliser librement (terme qu’il est difficile d’entendre dans un régime officiellement communiste) les yuans reçus :
- ne pas être obligés d’acheter avec ces yuans des produits chinois (ce dont ils n’ont pas forcément besoin) ;
- ne pas être obligés de constituer des réserves de change en monnaie chinoise (ce dont ils n’ont pas forcément envie).
C’est souvent assez simple, l’économie, lorsqu’on la débarrasse des stupidités politiques et idéologiques. La seule façon de faire disparaître ces contraintes serait une décision de convertibilité totale et irréversible du yuan sur le marché des changes.
En effet, cette décision permettrait aux pays exportateurs de matières premières d’utiliser librement les revenus de leurs produits libellés en yuans. Dès lors, la monnaie chinoise s’internationaliserait rapidement et commencerait à concurrencer réellement le dollar.
Si vous voulez que votre monnaie s’internationalise, alors il faut en assumer les conséquences et accepter la liberté de mouvements de capitaux et donc le risque de fuite des capitaux (tout simplement le fait que les Chinois qui ont de l’épargne peuvent décider de la convertir et la placer à l’étranger).
Or la Chine subit en permanence le triangle d’incompatibilité cher à l’économiste Robert Mundell, prix Nobel d’économie en 1999. Pour rappel, ce triangle met en exergue le fait que l’on ne peut avoir tout à la fois :
- fixité du change ;
- liberté des mouvements de capitaux ;
- indépendance de la politique monétaire.
En effet, dans certains contextes, pour éviter la brutale dépréciation de sa devise (et donc pour maintenir un lien plutôt stable avec le dollar) tout en conservant l’indépendance de sa politique monétaire, la Chine a souvent eu le réflexe de mettre en place des mesures destinées à diminuer les pertes de réserves de change :
- restriction aux sorties de capitaux pour les particuliers ;
- besoin accru d’autorisation pour les entreprises voulant réaliser des acquisitions à l’étranger.
Pour toutes ces raisons, et au-delà des aspects de profondeur et de liquidité de ses marchés financiers, le yuan n’est pas prêt pour concurrencer sérieusement le billet vert.
Mais sans attendre des mutations politiques significatives en Chine qui pourraient accélérer le processus de dédollarisation, celui-ci est en marche sous l’effet de deux évolutions de plus en plus fortes dans notre environnement : l’une technologique, l’autre géopolitique.
Nous aborderons le sujet dans notre prochain article.
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